François Ruffin (Debout les femmes) : "Je ne fais pas des films pour faire du discours politique"
Nommé au César du meilleur documentaire, "Debout les femmes !" sort en salles ce mercredi. Le député-reporter François Ruffin y va à la rencontre des "métiers du lien", en lutte pour leur reconnaissance. Un film de combat très émouvant sur la précarité au féminin.
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- Publié le 02-02-2022 à 11h14
- Mis à jour le 02-02-2022 à 14h18
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Lundi après-midi, François Ruffin nous accordait un entretien par Zoom depuis sa célèbre cuisine, chez lui à Amiens. Laquelle sert de décor à ses Bulletins de Ruffin sur YouTube, où il rend régulièrement compte de son travail à l'Assemblée nationale… En juin 2017, le journaliste (fondateur en 1999 de Fakir, le "journal fâché avec tout le monde") était en effet élu député de la Somme, siégeant aux côtés des Insoumis de Jean-Luc Mélenchon, tout à gauche de l'hémicycle. Ce qui ne l'empêche pas de continuer de mener, en parallèle, son métier de cinéaste-reporter avec Debout les femmes ! . En salle ce mercredi, son troisième film lui vaudra peut-être, le 25 février, un second César, après celui décroché pour Merci patron ! en 2017.

Vous parlez souvent de votre impuissance à l’Assemblée, préférant miser sur la fonction tribunitienne du député. Faire ce film appartient-il à cette démarche ?
Je vois une grande continuité dans mon travail depuis vingt ans. Je me considère comme un représentant de la partie souvent la plus invisible de la nation. Que ce soit dans Fakir, où on a donné, bien avant, la parole à des femmes de ménage, que j'ai pu aussi interviewer pour la radio (pour l'émission Là-bas si j'y suis de Daniel Mermet sur France Inter, NdlR), que je mets dans un film et que je représente à la tribune de l'Assemblée nationale. J'ai l'impression de faire le même boulot, avec un autre outil. Moi, j'ai d'abord un rôle d'interpellation de la société. Un discours à la tribune de l'Assemblée est une caisse de résonance importante dont je ne veux pas me priver. Faire un film, c'est encore plus puissant ; c'est vu dans les salles de cinéma, on va en parler à la radio… Mais un film peut aussi avoir un rôle cathartique. Si je reste enfermé dans l'Assemblée nationale, je suis quand même condamné à d'éternelles et d'écrasantes défaites…

L’idée de ce film est-elle d’abord de parler de ces métiers du lien ou de votre travail parlementaire ?
Ces métiers qui sont dans le film, j'en cause depuis le milieu des années 2000, en gros. C'est lié aux fermetures d'usines dans la Somme. Mon combat d'origine, ce n'est pas Merci patron !, c'est plutôt sur la délocalisation, l'industrie qui se barre. Quand je retournais dans les usines, souvent, je voyais que les ouvriers étaient devenus caristes ou camionneurs et les ouvrières assistantes maternelles ou auxiliaires de vie sociale (AVS). D'un côté, elles trouvaient que ça avait du sens de s'occuper des enfants et des personnes âgées. Mais elles avaient bien du mal à en vivre ; certaines craquaient parce que le frigo était vide. Pendant ma campagne législative en 2017, j'avais dit aux AVS qui m'accompagnaient que je ferais de mon mieux pour porter leur voix à l'Assemblée nationale. Et j'ai fait toute un série d'amendements, des tas de trucs. Après, Gilles Perret, mon coréalisateur, voulait faire un film avec moi à l'Assemblée. Le seul problème, c'est qu'il ne s'y passe pas grand-chose… La loi est décidée par le président de la République et est juste enregistrée par l'Assemblée. En revanche, quand je chope cette mission d'information sur les métiers du lien, je lui dis : "Il y a peut-être quelque chose à faire en termes de cinéma, parce qu'on va pouvoir aller dehors, recueillir les voix, les vies, les visages de ces femmes aux métiers durs et essentiels. Et ramener ça à l'Assemblée pour voir comment c'est digéré, malaxé."
Comme toujours, vous faites passer le spectateur par diverses émotions dans le film : rire, colère, larmes…
J'aime bien qu'on navigue entre les émotions, qu'on passe de la colère à la tendresse. Merci patron ! avait un volet évidemment plus burlesque, mais était tout autant tragique. Mon boulot, c'est de réussir à transformer la colère et la tristesse en autre chose, en du rire et de l'espoir possiblement.
Dans votre cinéma, comme dans votre travail parlementaire, vous jouez beaucoup sur les émotions. Pourquoi ?
Dans émotion, il y a motion, c’est-à-dire mouvement, moteur. Je suis convaincu de l’importance des émotions pour mettre en mouvement les gens. On est dans une phase d’apathie, de découragement ; remettre en mouvement les gens est nécessaire.
"Debout les femmes !" est presque un "buddy movie" avec ce duo comique que vous formez avec le député En Marche Bruno Bonnell. Comment avez-vous abordé ce tandem ?
Je voyais la charge comique se développer au fur et à mesure du film. Le petit et le gros, d’Astérix et Obélix à Laurel et Hardy, en passant par Terence Hill et Bud Spencer ou Pierre Richard et Gérard Depardieu, c’est vraiment un classique du cinéma. Moi, je fais des films pour faire des films. Je ne fais pas des films pour faire du discours politique. J’ai plein d’endroits pour ça… Le personnage de Bruno Bonnell apporte un truc. On ne sait pas s’il est gentil ou s’il est méchant, si on doit l’aimer ou non. Cette ambiguïté fait que c’est du cinéma et pas juste un discours que je viens plaquer. Dès les cinq premières minutes hors caméra avec lui, j’ai vu que ça allait marcher. Pas sur le plan des convictions, mais du tempérament. Et il a été tout de suite partant.
C’est votre troisième film et c’est la troisième fois que vous mettez en scène le personnage de François Ruffin…
Le plan que je veux, dans l’idéal, c’est celui qui est par-dessus l’épaule. On voit à travers mes yeux, mais on doit avant tout voir le monde social qui est devant nous. Le monde que je viens montrer est un monde populaire, bien souvent étranger aux spectateurs de la salle de cinéma art et essai. J’ai un rôle de passerelle. Et je veux faire du film, pas du documentaire. Je veux un récit qui, pour moi, repose sur la première personne, sur le fait qu’il y ait une part d’émotion aussi chez celui qui porte le message. Au fond, les documentaires qui reposent strictement sur des faits accumulés les uns après les autres, souvent, m’ennuient.
Un documentaire peut-il être objectif ?
Non. J’ai écrit mon mémoire en journalisme sur la fausse neutralité. Pour moi, l’objectivité n’existe pas. Ce qui existe, c’est l’honnêteté. Et j’essaye d’être honnête. Le personnage de Bruno Bonnell par exemple, on aurait évidemment pu le tourner plus en ridicule… Ce que j’ai refusé. Je crois à l’honnêteté, au fait que ce qui est rendu à l’écran soit à l’image de ce qui a pu se passer. Je veux que ces femmes se reconnaissent dans ce qui est montré de leur métier, de ce qui est dit d’elles. Il y a un mouvement que j’aime bien dans le film. Au début, on me voit prendre la parole pour les femmes de ménage à l’Assemblée. Au milieu, elles viennent en cachette pour me parler dans mon bureau. Et, à la fin, elles prennent la parole à la tribune de l’Assemblée. Il s’est opéré une forme de libération de la parole dont je suis fier.

Ruffin, un "féministe de classe"
Dans Debout les femmes !, François Ruffin donne la parole à des femmes qui l'ont rarement. Si, à l'Assemblée, l'homme politique n'a pas réussi à obtenir beaucoup de mesures concrètes pour elles, il sait que son travail n'est pas vain. "Je suis arrêté par des AVS sur un bout de trottoir qui me disent : 'Vous m'avez soulagée.' Il faut comprendre ce soulagement. Il y a une double souffrance dans ces métiers. La souffrance matérielle d'avoir du mal à faire le plein de gasoil, de remplir son frigo. Et une souffrance que je dirais spirituelle, ce sentiment des 'gens qui ne sont rien' dont parlait Emmanuel Macron, de ne pas être reconnus, représentés. Je pense que je participe, pas tout seul, à une forme de soulagement spirituel, en représentant sur grand écran ce qu'on appelle les 'petites gens', même si je n'aime pas cette expression. Après, ce serait bien que la symbolique transforme l'ordre matériel des choses…", estime le cinéaste.
Avec ce film, Ruffin ajoute une dimension à son cinéma, celle du féminisme. Notamment en faisant chanter à ses protagonistes, à la fin du film Debout les femmes, l'hymne du MFL. Merci patron ! , J'veux du soleil et Debout les femmes ! sont d'ailleurs trois titres de chansons, fait remarquer Ruffin. Qui rappelle que les femmes étaient déjà très présentes dans ses films précédents, notamment dans J'veux du soleil, à propos des "gilets jaunes". "On pourrait même considérer que ce film-ci est une suite. Car qui on rencontrait sur les ronds-points au féminin ? Les femmes de ménage, les AVS, les métiers qui sont dans le film…"
Ruffin regrette de n'avoir pas pu inclure dans Debout les femmes ! des métiers comme assistantes maternelles ou animatrices périscolaires, faute d'avoir rencontré les bonnes personnes à suivre. "Sachant que, souvent, il est interdit de filmer le travail…, ajoute-t-il. Car la démocratie, comme la caméra, s'arrête à la porte de l'entreprise. Là, on peut dire merci à la mairie de Dieppe, qui a permis qu'on filme les AVS dans leur travail. Sans ces séquences-là, le film n'existait pas. Là, on rentre dans le cœur du chaudron. On voit ce que ça veut dire de s'occuper d'une personne âgée, les interactions humaines, qui sont faites de rire, de tendresse. Mais aussi les interactions physiques, car il s'agit de les porter, dans une espèce de corps-à-corps. C'est physique comme métier."
Si François Ruffin accepte l'étiquette de "féministe", il lui accole un adjectif. "Je dis toujours 'féministe de classe'. Pourquoi ces métiers du lien qu'on considère comme essentiels sont maltraités, mal payés ? Je pense que c'est lié à un inconscient de la société. Depuis des siècles, les femmes s'occupent gratuitement à la maison des enfants, des malades et des personnes âgées. Là, on les paye un peu pour le faire à l'extérieur. Du coup, elles ne vont pas nous embêter en plus… Et évidemment, pour moi, ce sont des métiers populaires, donc forcément précaires. Moi, je considère que la domination dans la société, c'est d'abord un truc de classe. S'y ajoute, en l'occurrence, le fait que ce sont des femmes, parfois d'origine maghrébine. C'est comme si une somme de fragilités s'ajoutaient…", réfléchit l'Insoumis.

- Le film sort au cinéma Aventure à Bruxelles, au Churchill à Liège et au Caméo à Namur.