Nabil Ben Yadir : "J’ai encore la chair de poule quand je pense aux photos, aux reconstitutions que j’ai vues au procès…"
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/5fe4e627-8f76-40cd-8b84-1471638c0a7a.png)
Publié le 09-03-2022 à 09h49 - Mis à jour le 09-03-2022 à 09h50
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/JMWOET2C6ZAFRJCUVPYTL3FUAM.jpg)
En octobre 2021, Nabil Ben Yadir était l'invité du Festival de Gand, où il dévoilait en avant-première son quatrième long métrage, Animals. Un film très dur, dans lequel le réalisateur des Barons revient sur l'assassinat homophobe d'Ihsane Jarfi, le 22 avril 2012 à Liège.
Quand avez-vous eu envie de faire un film sur ce fait divers ?
Ça s’est fait en plusieurs étapes. Au moment du fait divers, j’ai juste vu : découverte d’un corps, crime homophobe et le nom d’un Arabe. La première question que je me suis posée, c’est : quand est-ce que la sexualité prend le dessus sur l’origine ? Après, je me suis intéressé au sujet. C’est l’histoire d’une personne qui va mourir parce qu’il est différent des autres. Tu peux prendre le contexte d’un homosexuel, d’un Black aux États-Unis, d’une femme… Et puis j’ai suivi le procès. Et quand j’ai compris ce qui s’était passé, j’ai voulu le raconter… Ce n’est pas binaire : un méchant et un gentil. C’est beaucoup plus complexe. C’est la naissance de monstres, comment la société fabrique des monstres. Et comment, à un moment, un monstre peut être quelqu’un de normal. C’est la question de la violence, la violence des coups, mais aussi celle de l’absence de mots. Quand il rentre dans la bagnole, la communication n’est plus possible, alors que tout le monde parle.
Au générique, vous remerciez le père d’Ihsane Jarfi. Vous avez travaillé avec lui ?
On s'est rencontré bien avant qu'il écrive son livre. J'avais envie de faire ce film, je devais lui demander son accord. Sans quoi, je n'aurais pas fait le film. Il avait très très envie qu'on raconte l'histoire de son fils. La seule chose qu'il m'a dite, c'est : "Si tu fais le film, on doit vivre ce qu'il a vécu…" C'était aussi mon choix. Dans la représentation de la violence, on casse un code : on ne suggère pas, on montre. On est dans une société où tout le monde se montre, où les armes les plus dangereuses sont les GSM, le fait de filmer, de se filmer… Quand tu es filmé, tu veux être le plus beau, le plus fort, le plus viril, le plus violent… C'est ça qui démultiplie toute cette violence de la société dans laquelle on vit. Ça et l'effet de groupe. Dans le fait divers, il y a eu des moments où les tueurs se sont filmés…
C’est pour ça que vous avez eu l’idée de filmer la scène centrale du film, celle du meurtre, avec des téléphones portables ?
Non, c’est parce que c’est pire maintenant. Et ce que je veux raconter, c’est aujourd’hui. L’histoire date de 2012, mais la violence a décuplé depuis. On a l’impression que la société est plus violente. Disons que, maintenant, on filme la violence, on la montre. C’est le serpent qui se mord la queue. Il y a quelque chose d’impossible à arrêter dans cette violence. Et quand elle arrive dans le film, c’est un point de non-retour.
Comment avez-vous envisagé cette séquence en termes de mise en scène ?
En toute honnêteté, je ne savais pas comment filmer, comment découper ça. Le procédé du plan séquence était impossible là-dedans. Ce sont donc les acteurs qui se sont filmés. Nous, on était à 100 mètres. Ce qui est dérangeant - et c’est le but -, c’est qu’il n’y a plus le filtre du cinéma : il n’y a plus de réal, plus de chef op’. Il y a un monteur, heureusement, mais ce sont eux, les meurtriers, qui prennent le pouvoir. J’ai fait le choix de me dire que je ne voulais pas filmer cela. C’est la société, via les comédiens, qui fait les choix.
Concrètement, comment cela se passe-t-il ?
Il y a un brief avec un chorégraphe, qui fait en sorte que les gens se touchent mais ne se blessent pas. La violence, c'est pas celle des coups, c'est l'humiliation, le rire, le fait d'avoir des blagues drôles des fois, alors que le mec est là par terre… On éclaire uniquement avec la lumière des GSM et les phares de la voiture. Ils sont microtés et moi j'ai le son. Et si Soufiane dit un mot, on arrête. Ils ont quelques codes, quelques trucs à faire… Mais aucun dialogue, sauf quelques phrases que je leur demande de dire. Le but, c'est de se dire : "OK on n'est plus dans du cinéma ; on est seuls. Quand est-ce que le cinéma revient ?" En fait, on est dans le cinéma 2.0. On y est. C'est exactement ce qui se passe : aujourd'hui, on met tout en scène, jusqu'aux suicides… C'est donc eux qui décident de se filmer comme ci ou comme ça, de décadrer… Ils font ce qu'ils veulent. Et après la scène, on récupère les téléphones.
À l’écran, la violence est extrême, quasi insupportable pour le spectateur…
Si c’est supportable, c’est qu’il y a un problème. Mais pour moi, on n’a pas été trop loin. Même moi, j’ai encore la chair de poule quand je pense aux photos, aux reconstitutions que j’ai vues au procès… On n’est pas à un centième. Sauf que moi, j’avais le filtre des photos noir et blanc. Là, t’es à l’intérieur. T’es sur un écran cinéma, avec un GSM en Dolby Surround et tu peux pas l’arrêter. Je suis le plus proche possible du réalisme, parce que les protagonistes prennent le pouvoir et parce que leur arme est leur GSM. C’est ça qui tue. Pourquoi t’arrêter alors que tu es filmé, que tu peux être le plus beau, le plus viril ?
Le choix de ce dispositif reste de la mise en scène…
Bien sûr. L'idée, c'est d'être dans le réalisme. Quand on arrive dans cette partie-là, les gens disent : le cinéma s'arrête. Pour moi, c'est là qu'il commence, car c'est le cinéma 2.0. C'est ce qui se passe maintenant. Je pense que, paradoxalement, c'est un de mes films où il y a le plus de cinéma. Il y a des choix radicaux dans la forme, dans le son, le 4/3… C'est oppressant, on est tout le temps sur lui. J'avais dit à mon chef op': "On a un élastique accroché à notre comédien. S'il regarde à gauche, tu peux switcher à gauche, mais tu reviens tout de suite sur lui." Il n'y a pas de contrechamps dans le film, que des plans-séquences.
Le début du film aborde un autre sujet, celui du tabou de l’homosexualité dans une famille musulmane… Est-ce courageux de faire ce film quand on s’appelle Nabil Ben Yadir ?
C'est un tabou dans plein de communautés… En toute honnêteté, si je m'étais posé la question, je ne l'aurais pas fait. Ce qui est intéressant dans cette question c'est que le réalisateur des Barons, des quartiers, fasse un film sur ce sujet. Moi, mon public est hyper populaire. Je veux que le maximum de gens viennent voir ce film, par rapport au sujet, à la violence, à l'exercice de style… Si je me posais cette question, j'aurais fait Les Barons 2 après Les Barons. Mais j'ai enchaîné avec La Marche en France, puis avec un film politique avec les Flamands. Après, je pense qu'on serait très surpris. J'ai montré Animals à des filles qui ont une association de quartier qui m'ont dit que c'est hyper important de parler de ces sujets. Je pense que ça aurait été plus compliqué il y a 10 ans.