Sidney Poitier, graine de différence
Cinematek consacre une rétrospective à l’acteur mort en janvier. Premier acteur noir oscarisé, il a été un pionnier de la diversité. Au sommet de sa célébrité, il fut critiqué pour ses rôles consensuels.
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Publié le 31-03-2022 à 14h48 - Mis à jour le 31-03-2022 à 14h49
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Une certaine manière de voir s'imposait désormais où j'étais un 'Oncle Tom' et même un 'Nègre de service' en raison de mes rôles, qui offraient un visage rassurant au spectateur blanc, incarnant le 'Nègre de noble extraction', correspondant au fantasme du libéral blanc." Sidney Poitier a cerné l'ambiguïté de son statut de première star de la diversité à Hollywood dans son autobiographie, The Measure of a Man (Harper San Francisco, 2000, non traduit).
Ce fantasme du Noir exemplaire transparaît dans la rétrospective que consacre Cinematek à l'acteur américain décédé le 6 janvier. De ses débuts à l'écran dans Sens unique (No Way Out de Joseph L. Mankiewicz) en 1950 à son dernier rôle au grand écran dans Le Chacal (The Jackal de Michael Caton-Jones, 1997), sa trajectoire est résumée dans une sélection de vingt-trois films, non exhaustive (Sidney Poitier a joué dans plus de soixante films et en a réalisé neuf).
Avant Will Smith, Forest Whitaker, Jamie Foxx et Denzel Washington, Sidney Poitier fut le premier comédien noir oscarisé. C'était en 1964 pour Le Lys des champs de Ralph Nelson.
On ne sait ce que l'acteur américain aurait dit de la gifle assénée à Chris Rock par Will Smith durant la dernière cérémonie des oscars. Mais on peut être sûr que le placide Sidney Poitier ne se serait jamais abandonné à ce geste malheureux.
Poitier a été l’incarnation d’un Noir "assimilé" par le regard de scénaristes et de réalisateurs blancs, trompe-l’œil d’une nation où la ségrégation sévissait encore dans dix-neuf États américains.
Un parcours exemplaire
Poitier a suivi un parcours singulier. Originaire d’une famille d’agriculteurs des Bahamas britanniques, il naît prématurément le 20 février 1927 à Miami, où ses parents vendent leurs légumes. Ce hasard le dote de la nationalité américaine.
À l'adolescence, on l'envoie vivre en Floride, où il subit la ségrégation. Le jeune homme part à New York. Il participe aux émeutes qui secouent Harlem à l'été 1943, avant de s'engager sous les drapeaux. De retour à la vie civile, il intègre l'American Negro Theater, à Harlem. Il y côtoie Harry Belafonte, de dix jours son cadet. Ce dernier va suivre une trajectoire parallèle.
Au début des années 1950, les studios hollywoodiens promeuvent des films antiracistes. Sidney Poitier, qui brille sur les planches, présente le profil idéal. Son premier film en 1950, No way out, le révèle en jeune médecin noir, confronté à l'hostilité de ses confrères et d'un patient, un truand suprémaciste blanc que joue Richard Widmark. Cette fable antiraciste de Joseph L. Mankiewicz paraît un peu appuyée aujourd'hui.
Le rôle fixe d’emblée le statut schizophrène dans lequel Sidney Poitier va être enfermé : il incarne un protagoniste admirable et déterminé mais humble et jamais menaçant. Selon un trope paternaliste toujours en vigueur dans ce genre de film, le représentant de la minorité doit son salut à un noble sauveur blanc.
En 1954, Graine de violence lui offre un premier tremplin. Marqueur de l'histoire culturelle des États-Unis, ce film de Richard Brooks est le faire-part cinématographique de naissance du rock'n'roll et le premier film à représenter la jeunesse urbaine comme une classe sociale.
Rebelle parmi d’autres, Sidney Poitier y a une cause, liée à la blessure raciale. Une fois n’est pas coutume, il oppose au professeur que joue Glenn Ford sa résistance physique et intellectuelle.
Racisme et lutte des classes
Dans les films suivants, la dénonciation du racisme s'exprime à travers la lutte des classes, comme dans L'homme qui tua la peur (Martin Ritt, 1957) où un docker noir se lie d'amitié avec un déserteur de l'armé joué par John Cassavetes.
En 1958, dans La Chaîne de Stanley Kramer, Sidney Poitier et Tony Curtis sont deux forçats enchaînés l'un à l'autre qui s'évadent. C'est le détenu noir qui pousse le raciste à sortir de sa condition, au prix de son sacrifice. Le rôle vaut à Poitier sa première nomination à l'Oscar.
Entre ces films, Poitier tourne une tentative de mise à jour maladroite d'Autant en emporte le vent. Dans L'Esclave libre, il est un esclave qui entretient une relation d'amour-haine avec son maître, joué par Clark Gable, qui l'a éduqué tout en le rappelant à sa condition.
L'acteur n'était pas dupe du progressisme apparent de ces œuvres : "Hollywood n'a jamais eu une réelle conscience [libérale]" , constatera-t-il. "Elle était l'apanage d'une poignée d'individus."
Les films des années 1960 permettent à Sidney Poitier d'incarner la classe moyenne noire, plus visible, qui revendique ses droits civiques - lui-même soutient ouvertement les actions de Martin Luther King. Dans Paris Blues (Martin Ritt, 1961) il est un saxophoniste noir qui s'est exilé à Paris pour fuir la ségrégation - à l'instar de nombreux jazzmen à l'époque. Pressure Point (Hubert Cornfield, 1962) est une variation sur No Way Out (un psychiatre noir doit soigner un Américain nazi et paranoïaque).
Au sommet du box-office
Arrive Le Lys des champs de Ralph Nelson (1963). Le film est presque une métaphore de sa carrière : un ex-GI vagabond est engagé par une communauté de nonnes allemandes, dans l'Arizona, pour construire une chapelle. Avec le recul, la comédie dramatique paraît bien consensuelle : le Noir va-nu-pieds qui a servi sa patrie se met au service des bonnes sœurs. Détail non anodin pour un vétéran : celles-ci sont d'origine allemande.
Le film a dû faire tiquer bon nombre d'anciens combattants afro-américains qui subissaient encore la ségrégation dans le sud des États-Unis à l'époque. Mais il séduit l'Hollywood libéral, qui veut marquer son progressisme : Sidney Poitier devient le premier acteur noir à recevoir un Oscar du meilleur acteur - il faudra près de trois décennies avant que Denzel Washington devienne le deuxième Afro-américain consacré dans la même catégorie, pour Training Day en 1992.
Fort de sa consécration, l'acteur impose le mélo antiraciste dans Un coin de ciel bleu (Guy Green, 1965), où son personnage vit une histoire d'amour avec une partenaire blanche - non voyante…
En 1967, l'acteur domine le box-office, devant Steve McQueen et Paul Newman, avec les deux futurs classiques Devine qui vient dîner… de Stanley Kramer et Dans la chaleur de la nuit de Norman Jewison. Dans le premier, Sidney Poitier incarne un brillant médecin noir présenté aux parents de sa fiancée (joués par le couple "royal" Katharine Hepburn et Spencer Tracy). Malgré leur progressisme de façade, ces derniers ne peuvent refréner quelques préjugés.
Dans la chaleur de la nuit confronte Virgil Tibbs, un agent fédéral noir, au racisme sans fard d'un policier sudiste (formidable Rod Steiger). Mais son professionnalisme, son efficacité, sa fermeté et son calme emporteront le respect et la considération.
Critiqué par les radicaux
Alors que Poitier semble porter les mêmes jolis costumes film après film, H. Rap Brown, figure du radical Black Panthers Party, lui en taille un : "Même George Wallace aimerait ce nègre", raille-t-il, référence à l'ex-gouverneur de l'Alabama, ségrégationniste acharné.
L’image rassurante que projette l’acteur ne peut masquer la sombre réalité. Durant le tragique été 1967, on recense 157 "émeutes raciales" à travers les États-Unis, dont celles de Newark et de Détroit, qui font date pour leur violence et la répression brutale qui les accompagne. L’année suivante, Martin Luther King est assassiné.
En 1972, Poitier produit avec Harry Belafonte un western, Buck and the Preacher (non repris dans la rétrospective de Cinematek). Les deux acteurs se partagent l'affiche. À la suite de divergences avec le réalisateur Joseph Sargent, Poitier le remplace.
Le temps des comédies
Il amorce la seconde partie de sa carrière. Mais alors que son triple statut - producteur, réalisateur, acteur populaire - pourrait lui permettre de signer des films engagés, Poitier opte pour des buddy movies comme Le Coup à refaire (1975) avec Bill Cosby, Faut s'faire la male (1980) avec Gene Wilder et Richard Pryor ou La Folie aux trousses (1982).
Il sacrifie à la vogue des dance-movies disco (Fast Forward, 1985) avant de reprendre le costume d'agent du FBI, comme John Wayne reprenait naguère celui du cow-boy revenu de tout, dans Randonnée pour un tueur de Roger Spotiswood (1985) ou Le Chacal de Michael Caton-Jones (1997). Thrillers efficaces mais sans âme, non dénués d'une amère ironie quand on sait ce que le FBI fit subir aux activistes afro-américains.
"Quel était le message [de mes rôles] ? s'est interrogé Sidney Poitier dans ses mémoires. Que les Noirs seront acceptés par la société blanche quand ils seront deux fois plus "blancs" que les diplômés des plus grandes universités ? Que les Noirs doivent incarner un rôle qu'ils ne peuvent tenir ? Ou, tout simplement, que la société noire révèle - et c'est bien entendu le cas - des individus raffinés, éduqués, intelligents et que la société blanche doit se mettre au diapason de cette réalité ?" Les trois questions restent ouvertes.
Jusqu’au 30 mai, à Cinematek