"On est toujours sur le fil du rasoir, encore plus avec ce film"
Pour leur dixième film, “En même temps”, le duo Kervern-Delépine se penche sur l’écologie et le féminisme. Comme souvent, l’humour est énorme et leurs personnages attachants. Avec de vraies révélations et pas mal de tendresse également.
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Publié le 05-04-2022 à 12h23 - Mis à jour le 05-04-2022 à 12h24
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Kervern et Delépine forment un duo de cinéma sympathique et même attachant. Installés dans ce salon d’un hôtel bruxellois, ils vous accueillent avec un grand sourire et cherchent d’emblée à briser la glace. Rendus célèbres par l’aventure Groland en télévision, les deux comparses signent leur dixième film commun. À l’heure de sa sortie en salle, ils sont mi-soulagés, mi-inquiets.
"Comme Noël Godin était dans la salle, le soir de l'avant-première bruxelloise, on était dans nos petits souliers. C'est lui qui nous a donné envie de faire du cinéma et il peut être dur quand il n'aime pas un film, même s'il est toujours gentil avec nous d'habitude", explique Gustave Kervern.
Être radical ou pas ? Un choix
"Noël est radical sur le fond même s'il est bienveillant avec nous. C'est d'abord le fond politique qui l'intéresse et, ensuite, le côté comique. Il nous a dit que c'était la première fois qu'il riait autant depuis très longtemps. Donc ça fait plaisir. Mais je suis sûr qu'il a trouvé que les filles n'étaient pas assez radicales. On avait fait un premier scénario plus dur, mais cette prise de conscience finale, c'est notre choix", poursuit Benoît Delépine.
Au moment du tournage, le duo disait vouloir peser sur la prochaine élection… "Non, c'était une blague. En plus, je pense que rien ne va peser. L'atmosphère générale est déjà tellement lourde. C'est dommage, car les thèmes écologistes devraient être vraiment primordiaux. Ça va de nouveau passer à l'as. On pensait que, comme d'habitude, le thème de l'immigration viendrait obscurcir le débat. Cette fois, c'est la guerre…", regrette Benoît Delépine.
Après les Gafa dans leur dernier film (Effacer l'historique), les voici en lutte contre le patriarcat qui est la cible de leur trio de "colle-girls" au-delà même des mensonges des politiciens…
"À chaque film son thème et, effectivement, on n'avait pas beaucoup de personnages féminins dans nos films précédents, ni beaucoup de personnes issues de l'immigration. Mais nous ne venons pas de la banlieue et nous ne sommes pas légitimes pour en parler", précise Kervern. "Dans nos films, il y a une grande part autobiographique. Avec tes origines à l'île Maurice et moi, installé à la campagne. Avec tout ce qu'on a vécu, on ne va pas se forcer à parler de choses qu'on ne connaît pas", enchaîne Delépine.
"Dans notre dernier film Effacer l'historique, avec Blanche Gardin et Corinne Masiero, on avait deux nanas remontées et c'était bien, donc on s'est dit qu'il fallait continuer", souligne Benot Delépine.
"L'écologie est un thème très important, pour nous. Je pourrais t'en parler pendant des heures. À l'île Maurice, c'est une catastrophe… Pour moi, c'est emblématique de ce qui va arriver au monde bientôt. Il n'y a plus rien sur le sable. Plus rien dans la mer, plus un crabe, plus un coquillage et personne ne voit cela, car les touristes voient une plage immaculée et une eau qui ressemble à celle d'une piscine, ils sont contents… Je suis né à l'île Maurice. Il y a cinquante ans, c'était un paradis avec une faune et une flore extraordinaires et, aujourd'hui, il n'y a plus rien et tout le monde s'en fout ! C'est partout pareil ! C'est pour cela que le film Don't look up est bien vu : tu peux avertir de tous les dangers, tant qu'il n'y a pas un truc dramatique qui arrive, c'est incroyable, mais cela ne fonctionne pas ! Même Fukushima n'a rien changé, le nucléaire va reprendre…" se désole Gustave Kervern.
Benoît Delépine l'interrompt : "Tout ce qu'on dit dans le film est vrai. Cette obsession de passer du pétrole à l'électricité, il y a une centrale qui va péter, c'est sûr… Il y en a partout sur le territoire et elles sont en bout de course. Il faut vraiment être débile pour ne pas le voir…" Kervern enchaîne : "Et pour le féminisme, on s'est dit que par rapport à nos femmes respectives - et à nos filles, ajoute Benoît Delépine - on leur est hyperredevables. On a vraiment fait les cons pendant des années et nos femmes ont tenu le coup parfois difficilement. On avait envie que ces deux thèmes-là soient présents dans le film."
Ne pas trop se côtoyer, pour plus d’efficacité
À les voir pratiquer le ping-pong verbal, on s’interroge sur leur technique d’écriture en duo…
"Quand on écrit, on définit une espèce de cadavre exquis. Au début, quand on était ensemble tout le temps, on ressortait de là gais, mais on n'avait rien écrit. Donc, maintenant, lui est à Angoulême et moi, à Paris. Internet nous permet de ne pas nous voir trop souvent et d'être plus efficaces. Quand on a une idée de film, on fait d'abord un séminaire de deux, trois jours ensemble", détaille Gustave Kervern.
"En plein confinement, on se baladait dans une ville morte. On fait les trames de l'ensemble du film et ensuite, on se partage le boulot", précise Benoît Delépine. Le duo affiche une sincérité désarmante, tout en restant fan de ses propres blagues.
"On doit reconnaître qu'on est assez limités dans nos scénarios. Ça part d'un point A vers un point B avec des rencontres de personnages. C'est pour cela qu'à un moment, on s'est dit qu'on allait arrêter, car on faisait toujours le même film", explique Kervern.
"En revoyant le film, on voit qu'il y a plein d'idées aberrantes, mais, dans la panique, les gens réagissent vraiment comme cela et puis, ça me fait rire…" confesse Delépine. "Tout est débile dans notre scénario, mais c'est ça qui est génial. Un jour, Vincent Lacoste m'a fait mourir de rire. À propos de Saint-Amour, il disait : nos personnages, pour arrêter de boire, vont faire la route des vins, c'est dingue…" Delépine pleure de rire à ce souvenir. "Ça ne tient pas debout, mais c'est ça qui est génial au cinéma : tu entraînes les gens avec toi. L'idée du film est folle, mais arriver à ce que les gens se laissent aller, c'est génial." Il rit de plus belle.
Une troupe de comédiens en or
Chaque film est l’occasion d’agrandir leur troupe. Comme le duo Cohen-Macaigne qui fonctionne parfaitement. Pourtant, au départ, Denis Podalydès et Bouli Lanners devaient tenir les rôles principaux.
"Leur accord a été très important… Bouli était mort de rire et a accepté tout de suite. Alors que plein de gens avaient dit non sur l'idée même des deux mecs collés, emboîtés. À cause du report du tournage, ils ont dû renoncer, mais s'ils avaient pu, ils l'auraient fait…" détaille Delépine. L'idée a donc été de choisir des acteurs plus jeunes. "Vincent Macaigne, c'est une espèce de Villeret actuel. Dans Médecin de nuit, il est extraordinaire. C'est un acteur génial qui rappelle les plus grands : Depardieu et Dewaere, alors que, dans plein d'autres films, il avait un petit côté mec de gauche fragile, bavard… Et là, tout à coup, on voit autre chose."
Chez Jonathan Cohen, Benoît Delépine loue "le sens du comique, du rythme et une efficacité extraordinaire. Il faut le faire, car il avait des tannées de textes à apprendre. C'est notre premier film aussi dialogué. Et de voir deux acteurs assurer comme ça, on était sciés ! Avec notre parti pris du plan-séquence, cela peut vite être très long ou malhabile."
Le trio des filles, moins présent, est tout aussi convaincant. "J'avais déjà tourné avec India da ns Poissonsexe (2019), elle est extraordinaire, très humble, c'est une fille bien. Elle est à la fois touchante, rigolote et d'une sensibilité extrême. Elle a un trac fou, mais ça donne envie de lui donner un rôle plus puissant." "C'est la Yolande de demain…" affirme Benoît Delépine.
Douli vient du stand-up et leur a été présentée par Blanche Gardin. Elle présente Groland depuis plus de deux ans. La rencontre avec Jehnny Beth a eu lieu lors de l'avant-première du film d'Audiard à Angoulême. "Elles ne se connaissaient pas, mais, après quelques minutes à tourner dans la voiture, on a vu que le courant passait, elles riaient ensemble."
"Nous, on ne fait pas des réunions avant le tournage. On ne fait pas de lectures, on fait confiance à notre nez… bouché." (Kervern sourit) "Lorsqu'elles sont venues pour les costumes, elles se sont vues pour répéter leurs textes. Elles savaient que c'était important qu'elles soient copines. C'est une histoire de feeling…"
Porter un message au-delà du rire
Se définissant comme des "boomers", le duo a fait confiance à Ovidie en tant que script doctor. "Elle a relu le scénario, car elle est vraiment dans le combat féministe et on ne voulait pas faire de gaffes monstrueuses", explique Benoît Delépine. "Le film est rigolo au début et puis, dans la dernière partie, on se rapproche d'un truc plus sérieux sur l'écologie et le féminisme, on tenait vraiment à cela. On est toujours sur le fil du rasoir sur tous les thèmes. Mais encore plus avec ce film-là", admet Kervern. "On n'est pas nihilistes, on a un vrai sens des choses importantes et on y tient. Peut-être que cela peut être mal ressenti de balancer tout d'un coup un message en fin de film…" "Mais quitte à être naïfs et à enfoncer des portes ouvertes, on s'est dit : tant pis, on s'en fout, on ne veut pas terminer par un truc trop con ou absurde. On voulait être sérieux", poursuit Kervern. Pour permettre au message de mieux passer ? "C'est exactement ça, t'as tout compris."