"L'état d’urgence, les mesures exceptionnelles sont des bombes à retardement qui menacent les démocraties"
Interview de Hélier Cisterne, réalisateur du film "De nos frères blessés".
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Publié le 06-04-2022 à 09h18
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Qu’est-ce qui vous a attiré dans le destin de Fernand Iveton ?
Le point de départ est la découverte du roman avec ma compagne Katell Quillévéré. On avait entendu le refus du prix Goncourt par cet auteur, cela nous a intrigués. De même que son désir d’écrire un roman sur une histoire de France occultée, celle de ceux qui ont soutenu la lutte des Algériens pour leur libération. Découvrir que certains qui étaient issus de la Métropole avaient pu le faire nous a fascinés. De surcroît comme c’était l’histoire d’un couple, et racontée d’un point de vue intime, nous pouvions nous projeter dans ce récit. On ne se serait pas légitime à écrire un scénario du point de vue de militants algériens.
La guerre d’Algérie demeure sensible en France. Elle peut même être instrumentalisée comme on peut le voir dans la campagne présidentielle. Aviez-vous des craintes par rapport à cela ?
Moins des craintes qu’une exigence. Parce qu’on parle de la vie d’un homme et d’une femme qui ont existé. On a abordé le sujet d’un point de vue humain, sans dogmatisme. Hélène n’est d’ailleurs pas militante ou engagée contrairement à son mari. Fernand glisse petit à petit dans la radicalisation. Nous avons rencontré beaucoup de personnes pour raconter cette histoire. Nous avons rencontré des gens de la famille de Fernand, qui n’étaient pas forcément pro-Algériens, son avocat, des militants FLN, des pieds-noirs. Nous avons essayé d’avoir une vision plurielle et nuancée. Ce qui n’empêche pas d’avoir un point de vue.
Pourquoi selon vous est-ce toujours un sujet passionnel ?
Parce que ça a été un drame humain de tous les côtés. Il y avait des Algériens qui aspiraient légitimement à leur liberté, des descendants de colons dont les familles vivaient là depuis 130 ans et des factions idéologiques qui défendaient des conceptions différentes de la France, entre sa grandeur coloniale et ses aspirations progressistes. Cela croise des questions politiques et humaines. Personnellement, en travaillant sur ce film, j’ai été bouleversé par le drame pied-noir, sans me dire pour autant que l’Algérie aurait dû rester française. L’État a commis une erreur selon moi en essayant de s’en servir comme levier politique, ce qui les a mis en porte-à-faux avec les Algériens. À travers cette histoire, on parle d’un État qui vient de se libérer du nazisme mais qui a été humilié militairement et qui se renie en tant qu’État de droit, par orgueil, en prenant des mesures d’urgence et d’exception. Iveton a quand même été jugé sur base de deux lois d’exception par un tribunal militaire, sans contradiction ni recours possible.
La question de l’idéologie est intéressante. Iveton adhère au communisme, alors que sa femme polonaise l’a fui et rejette le communisme d’État.
Le chapitre qui nous a convaincus est précisément la scène où Fernand et Hélène se disputent à propos de l’engagement de Fernand. Il est communiste convaincu, elle a des doutes. Mais ils s’aiment en se reconnaissant dans ces différences. Cette scène existe dans un récit qu’Hélène Iveton a accordé à un historien. Joseph Andras l’a reproduite dans son roman. Elle est symbolique car elle incarne la possibilité d’un dialogue, d’une entente, qui était précisément la hantise de l’État français. Le couple compose avec un monde qui leur demande de choisir un camp. C’est l’intrusion du politique dans l’intime. Nous n’avons pas voulu raconter l’histoire d’un couple projeté dans la grande histoire. L’erreur de beaucoup de films historiques, selon moi, est de présenter les personnages comme s’ils avaient déjà conscience de l’Histoire. Or, le plus souvent, on vit les événements sans avoir le recul sur ceux-ci. Toutes les personnes que nous avons rencontrées ne nous ont pas raconté "la" guerre d’Algérie, mais une expérience personnelle.
Pourquoi montrez-vous si peu de la réalité de la guerre ?
C’est un choix de refuser de se compromettre en essayant faire du spectaculaire ou de la polémique. J’ai gardé la torture hors champ pour ces raisons. Je craignais la pornographie, l’obscénité ou l’édulcoration dans la représentation. On la vit à travers Hélène. On s’est posé la question de savoir si Iveton avait assisté à quelque chose de marquant ou de bouleversant qui l’aurait fait basculer, mais non. Un camarade militant d’Iveton qui a fait de la prison m’a confié n’avoir vu de la guerre qu’un homme battu à mort lors d’une manifestation. Leur indignation venait d’un contexte plus vaste qu’ils jugeaient injuste. De surcroît, Iveton n’était pas un meneur ou une figure charismatique. C’était un homme simple et pacifique, peut-être même un peu peureux. Par contre il pose une bombe. Il veut agir à un moment où tout est muselé. Sa volonté est de provoquer un acte spectaculaire qui permettra de faire entendre des revendications en Métropole. Qu’il prenne le risque de ça, de provoquer des morts, est quelque chose de fou.
Les contextes sont différents, bien sûr, mais vous marchez sur des œufs par rapport à la question du terrorisme alors que se tient le procès des attentats du 13-Novembre à Paris...
Effectivement, on ne peut pas tout à fait comparer. Le procès des attentats se tient devant un tribunal civil, non militaire, qui applique un droit qui n’est pas d’exception. Et les auteurs des attentats ont tué des innocents. Mais je perçois l’analogie. Le mécanisme commun que j’identifie, c’est le mécanisme pervers de la violence. Quand on entend parler de radicalisation, on peut vite l’associer à une tentative de rhétorique politique pour imposer ses vues. Cela devient une volonté de maintenir le clivage. C’est là qu’on peut tirer des leçons du passé. J’ai fait ce film avec la conviction que l'état d’urgence, les mesures exceptionnelles, la répression violente sont des bombes à retardement qui menacent les démocraties.