Sandrine Kiberlain : "Parler de la guerre sans la montrer"
En salles ce mercredi, "Une jeune fille qui va bien" est le premier film de l’actrice française. Elle y propose le portrait d’une jeune fille juive insouciante. Sur fond de la montée de l’abomination nazie.
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Publié le 06-04-2022 à 13h40 - Mis à jour le 06-04-2022 à 13h41
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En juillet 2021, on retrouvait Sandrine Kiberlain sur le rooftop d'un grand hôtel cannois. Cigarette à la main, sourire aux lèvres, l'actrice de 54 ans se protège du soleil et nous invite à la rejoindre, visiblement ravie de rencontrer les premiers journalistes pour parler d'Une jeune fille qui va bien , son premier long métrage, qu'elle dévoilait à la 60e Semaine de la Critique et qui sort ce mercredi au cinéma. Et sans doute pas le dernier… "J'ai été piquée. J'ai adoré faire ça. J'ai été très heureuse de tout décider, de raconter cette histoire de A à Z, de faire toutes ces rencontres. Et puis une équipe, ça a vraiment un sens. Le mot prend sens : des gens qui se mettent en douze pour aller au bout de votre film, c'est merveilleux à voir. C'est hyper émouvant", nous confiait la néoréalisatrice.
Cette envie de passer derrière la caméra est-elle née avec celle de raconter cette histoire très personnelle ?
C’est une histoire qui me hante depuis longtemps. J’attendais d’avoir l’angle pour oser me lancer. La légitimité pour moi, c’était d’écrire cette histoire, de trouver un sens sur un thème déjà rebattu plusieurs fois. Si j’ai fait un court métrage, c’était pour savoir si j’étais capable de réaliser. Je me suis sentie capable et même au-delà, je me suis sentie à ma place. Je me suis concentrée sur cette histoire, sur le fait de parler de la guerre sans la montrer, d’utiliser le parcours d’une jeune fille qui refuse de voir. On avance à son rythme, comme si elle écrivait son journal au jour le jour, en se laissant surprendre par le monstre qui avance tapi dans l’ombre.
C’est le principe du "Journal d’Anne Frank"… Lecteurs et spectateurs savent la tragédie à venir, pas l’héroïne…
Bien sûr. On sait la tragédie inimaginable qu'eux-mêmes ne peuvent même pas soupçonner. Ce qui fait peur aujourd'hui, car on ne sait pas ce qui peut se passer demain… Pour moi, Le Journal d'Anne Frank, ça a été le choc, à 12 ans, de tourner la page et… qu'il n'y ait pas la page d'après. Tout est né de là. Mais aussi du Journal d'Hélène Berr, où elle raconte sa joie de vivre, mais où l'on sent que quelque chose peut arriver… Ce sont aussi des témoignages, comme celui de Simone Veil, qui raconte qu'elle se baignait à La Ciotat quand elle avait 16 ans, entourée de ses amies, et que l'une est partie à la poste et n'est jamais revenue… Ces choses m'ont tellement hantée que je me suis dit que je devais me lancer.
Dans le film, la guerre ou l’antisémitisme restent longtemps en arrière-plan. Pourquoi ce choix ?
Je n’ai jamais voulu que ce soit une reconstitution historique stricte, même si, quand on traite un sujet pareil, on ne triche pas avec les dates, avec l’enchaînement des faits. Il y a d’abord le mot "Juif" écrit sur les papiers non officiellement, puis officiellement. Après, il y a le port de l’étoile… J’ai respecté la montée des restrictions, des interdictions… Mais on en parle très peu dans le film, ce sont des touches infimes. Quand j’écrivais, je suis partie de l’idée qu’elle mettait toujours sa veste le matin comme un rituel et, un jour, elle a l’étoile sur sa veste… Pour montrer que ça a basculé. La veille, on prend son petit déjeuner normalement. Le lendemain, on ne le prendra plus jamais de la même manière…
Dans le film, la grand-mère lit la définition du mot "peur" dans le dictionnaire. Qu’est-ce qui vous fait peur aujourd’hui ?
C’est ce que j’explique dans le film, que le mot peur empêche tout. Je suis un peu comme les grands-mères du film. Je dis non. Mais si j’ai fait ce film, c’est sans doute aussi pour dire que tout ça fait encore peur. On n’en finira jamais d’avoir peur, mais il ne faut pas se laisser avaler par ça. Il faut être du côté d’Irène, à tous les âges. C’est un film sur la vie.
Votre héroïne, Irène, est prise d’évanouissements. C’est une réaction inconsciente au péril qui monte ?
C’est pour montrer qu’elle n’est pas du tout écervelée. C’est juste qu’elle ne veut pas voir, car elle a l’âge qu’elle a… À cet âge-là, quand on te dit que ton oncle est mort, tu es dévastée, mais le lendemain, tu fonces au rendez-vous avec ton amoureux… Mais on a quand même le sol qui se dérobe sous nos pieds, car on sent qu’il se passe quelque chose de grave… Elle est perméable à tout, mais elle refuse de leur laisser ça.
Au début, le film paraît très intemporel. On découvre juste une jeune étudiante en théâtre insouciante…
Oui, l’inconscience, la légèreté, l’envie de vivre, la force de vivre qu’on a à cet âge-là et que rien ne peut arrêter, sauf l’inattendu absurde. C’était l’idée que cette inconscience traverse toutes les époques, que ce n’est pas lié qu’aux années 1940. Ça existe aujourd’hui dans beaucoup de pays, ça existera demain. La condition pour faire le film, c’était aussi de rester assez intemporel. Je voulais qu’il y ait de la musique d’aujourd’hui. On dit l’époque, mais ce n’est pas sur-dit, pour qu’on puisse se projeter dans quelque chose qui pourrait arriver demain…
Avez-vous également nourri le personnage de vos propres souvenirs de jeune étudiante en théâtre ?
Oui, bien sûr. Ça m’émeut beaucoup d’avoir filmé tous ces jeunes, parce que je me projetais au même âge qu’eux. Quand je commençais dans ce métier, c’était comme dans le film : tout était possible, tout était merveilleux. On ne peut pas imaginer le pire. Et en donnant ce rôle à Rebecca Marder, j’espérais que ça lui offre une possibilité de naître au cinéma.
Ce film est inspiré de l’histoire de votre famille…
Ce n’est pas du tout pareil. Je parle de tout ça, sans parler d’eux vraiment, pour pouvoir oser en parler justement…
Dans le film, Irène a un père, une grand-mère, mais pas de mère, sans que ce ne soit jamais expliqué… Pourquoi ?
Je voulais écrire un film qui vienne de loin, mais qui ne raconte pas mes secrets à moi. Moi, je n'ai plus de père ; je n'ai pas de frère, j'ai une sœur. Et dans le film, j'ai mis un père et un frère… Sans doute pour ne pas gêner ceux qui sont là avec moi, mais aussi pour mieux parler d'eux… Et puis je voulais qu'il y ait une absence qui pèse sur la famille, pour qu'on soit directement en empathie avec les personnages. Et que ça pose des questions. Comme quand on rencontre quelqu'un, on ne sait pas tout de lui. J'aime bien que, dans les films, on ne sache pas tout. Et puis surtout, cela donne des responsabilités énormes à Irène. C'est elle qui boucle la maison le soir, qui ferme les volets, éteint le gaz… Et à Anthony (Bajon, NdlR), ça donne aussi une espèce de gravité légère.
À travers ce film, aviez-vous également envie d’interroger votre propre rapport à la judéité ?
Pas l’interroger, mais m’en amuser. Il y a mille façons d’être religieux, d’être conscient de ses origines. C’est plus le fait de se souvenir de ses origines, d’être dans la tradition, que de pratiquer. Ce que nos grands-parents n’ont jamais fait. Après avoir été expulsés de leur pays, quand ils sont arrivés en France, ils n’avaient pas du tout envie d’aller à la synagogue. On se voyait pour se retrouver, pour célébrer traditionnellement les fêtes juives, mais à notre façon. C’était du grand n’importe quoi… Moi je fais ça aussi maintenant. J’allume les bougies le vendredi, parce que ça me plaît. Et quand je fais des fêtes avec la famille, j’appelle mon meilleur ami, qui connaît par cœur les prières. Je le mets sur haut-parleur et c’est lui qui fait la prière ! Pour moi, c’est une façon de penser à tout ça, à mes origines, à l’histoire de ma famille…
Vous ne jouez pas dans le film… Y avez-vous songé à un moment ?
Ça ne m’est même pas venu en tête… Il n’y avait pas la place pour moi dans cette aventure. L’aventure, c’était de réaliser ; je voulais être tout à ça. Et puis, avec le court métrage, j’avais quand même eu une idée de ce que ça représentait comme dose de travail. Je suis fascinée par ceux qui arrivent à faire les deux, mais je n’ai pas envie de le faire. Moi, je suis très gâtée comme actrice avec d’autres ; je n’ai pas besoin de moi pour me donner des rôles. Par contre, j’ai besoin de filmer d’autres, d’apprendre ce que c’est de réaliser, d’être tout à raconter une histoire.
Le fait d’être vous-même comédienne vous a-t-il aidée dans la direction d’acteurs ?
Je sais quand j’ai été heureuse comme actrice et quand je l’ai moins été… J’ai choisi mes comédiens pour ce que j’avais compris d’eux, pour ce que j’avais aimé d’eux. C’était quand même très directif, très mis en scène, mais je les ai laissés évoluer dans leur personnage avec ce qu’ils sont. Le truc, c’est qu’on peut très facilement fragiliser un acteur en lui faisant perdre confiance. Et ça, c’est vraiment horrible. En revanche, c’est plus compliqué de donner confiance. Et c’est le but : de faire sentir qu’on les aime, qu’on veut les magnifier. C’est un truc d’entraide en fait.
Premier long métrage de Sandrine Kiberlain (après un premier court en 2016, Bonne figure, avec Chiara Mastroianni), Une jeune fille qui va bien dresse le portrait d'Irène, jeune parisienne juive, étudiante en théâtre qui, dans le Paris de 1942, tente de garder sa fraîcheur et son insouciance, malgré les nuages noirs qui s'amoncellent… Pour incarner ce rôle douloureux et lumineux, Kiberlain a fait appel à la formidable Rebecca Marder, membre de la Comédie-Française déjà vue dans Seize printemps de Suzanne Lindon (la fille de Sandrine Kiberlain et de Vincent Lindon) et que l'on retrouvera prochainement dans le magnifique Tromperie d'Arnaud Desplechin et dans le rôle de Simone Veil jeune dans Simone, le voyage du siècle, le biopic que consacre Olivier Dahan à la rescapée des camps nazis.
Critique du film dans le supplément "Arts Libre".