A Venise, la Mostra croit en la puissance de l’art
En remettant le Lion d’or à “All the Beauty and the Bloodshed”, Julianne Moore récompense un documentaire engagé. Son jury livre un palmarès à la hauteur d’un grand cru de la Mostra. Qui marque aussi la bonne santé du cinéma américain. Hubert Heyrendt, envoyé spécial à Venise.
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- Publié le 11-09-2022 à 22h11
- Mis à jour le 13-09-2022 à 13h22
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Samedi soir, le jury de la 79e Mostra de Venise, présidé par l'actrice américaine Julianne Moore, a envoyé un message fort, en décernant le Lion d'or à All the Beauty and Bloodshed de l'Américaine Laura Poitras (cf. ci-contre). Il récompense non seulement à nouveau une femme (après L'Événement d'Audrey Diwan l'année dernière), mais il crie haut et fort que le cinéma est un outil puissant et qu'il peut faire bouger les lignes.
Ce formidable documentaire - le second seulement à décrocher le Lion d'or après Sacro GRA de l'Italien Gianfranco Rosi en 2013 - fait brillamment se répondre la vie et l'œuvre de la grande photographe new-yorkaise Nan Goldin et son combat contre la famille Sackler, responsable de la crise des opioïdes. C'est en effet elle qui, à la tête du géant pharmaceutique Purdue Pharma, a commercialisé, à partir de 1996, l'OxyContin, un antidouleur deux fois plus puissant que la morphine. Tout en connaissant parfaitement le danger d'addiction de ce médicament, Purdue en a inondé le marché américain, grâce à une campagne de promotion agressive auprès des médecins.
Un palmarès engagé
Alors que la justice américaine a laissé tranquilles les Sackler, Nan Goldin a choisi, avec son association P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), de se servir de son statut d'artiste majeure - dont les œuvres sont dans les collections permanentes des plus grands musées au monde - pour attaquer cette richissime famille américaine là où cela fait le plus mal : sa réputation. À travers ses interventions militantes in situ, P.A.I.N. a obtenu que les musées retirent le nom Sackler de leurs murs…
Ce Lion d'or récompense donc non seulement un très beau portrait intime de Nan Goldin, mais aussi un film engagé qui contribue à mettre en lumière cette crise des opioïdes qui, depuis 2010, a fait plus d'un demi-million de morts aux États-Unis. Ce n'est pas le seul geste politique voulu par Julianne Moore dans son palmarès. Alors qu'on l'a vue, aux côtés du directeur de la Mostra Alberto Barbera, réclamer la libération de Jafar Panahi, en prison depuis juillet dernier pour avoir soutenu son collègue Mohammad Rasoulof, l'actrice américaine a également remis un prix spécial à son dernier film No Bears (Les Ours n'existent pas). Une mise en abîme très courageuse où Panahi met en scène sa condition de cinéaste iranien empêché par le régime de travailler librement.
En offrant un grand prix, totalement mérité, à Saint-Omer, le jury salue par ailleurs le geste passionnant d'Alice Diop dans son premier film de fiction, où la cinéaste française d'origine sénégalaise revient avec une grande intelligence sur le procès d'une jeune étudiante sénégalaise accusée d'infanticide. Ce film remarquable de rigueur a également décroché le Lion du futur, qui récompense le meilleur premier film, toutes sections confondues.
Hors de l’air du temps
Dans son palmarès, le jury de la 79e Mostra est resté éloigné des sujets imposés par l'air du temps. Alors que la question du genre était omniprésente dans les salles du Lido, Julianne Moore n'a ainsi pas récompensé L'immensità d'Emanuele Crialese ou Monica d'Andrea Pallaoro, objectivement des propositions de cinéma plus faibles. Alors que certains rêvaient d'un premier grand prix d'interprétation remis à une actrice transsexuelle, Trace Lysette (la Monica de Pallaoro), le jury lui a préféré Cate Blanchett, impériale pendant près de trois heures en cheffe d'orchestre star dont la vie bascule dans le très intéressant Tár de l'Américain Todd Field, qui aborde, au féminin, les questions de harcèlement. Un choix évident, à défaut d'être original, qui laisse de côté la sensation du Lido : la jeune Cubaine Ana de Armas, qui campe une Marilyn mimétique dans le bling bling Blonde d'Andrew Dominik pour Netflix. Mais Julianne Moore a choisi de laisser ouvertement de côté les cinq films de plateforme présents cette année en compétition.
Côté meilleur acteur, Colin Farrell a tiré son épingle du jeu, irrésistible en villageois naïf et stupide qui se dispute à mort et sans raison apparente avec son meilleur ami Brendan Gleeson dans The Banshees of Inisherin de Martin McDonagh. Reformant le duo de son premier film Bons baisers de Bruges en 2008, le cinéaste britannique d'origine irlandaise a également décroché le prix du meilleur scénario pour cette comédie drôle et profonde située dans une île irlandaise reculée.
Le cinéma anglo-saxon chez lui à Venise
Enfin, deux prix ont salué l'un des films les plus remarqués de la quinzaine, l'improbable mais géniale romance cannibale Bones and All: celui du meilleur réalisateur pour l'Italien Luca Guadagnino et le prix Mastroianni du meilleur jeune espoir remis à Taylor Russell. La Canadienne donne parfaitement la réplique à Timothée Chalamet (que Guadagnino retrouvait cinq ans après le magnifique et déjà très romantique Call Me by Your Name). Un regret de ce très beau palmarès, qui clôture en beauté cette grande édition, l'oubli de la coproduction belge Chiara, une sublimissime (mais radicale et donc assez déstabilisante) vie de sainte Claire d'Assise signée par l'Italienne Susanna Nicchiarelli. Mais aussi, peut-être, que le jury n'ait récompensé quasiment que le cinéma anglo-saxon. Il faut reconnaître que celui-ci était particulièrement en forme cette année sur le Lido, où il se sent un peu chez lui par rapport à la Croisette cannoise…