Laura Poitras, Lion d'or à Venise: "Qui seront les prochains?"
Entretien avec la grande gagnante de la 79e Mostra de Venise, Laura Poitras. Une cinéaste engagée qui, après l'affaire Snowden dans "Citizenfour", s'attaque avec Nan Goldin dans "All the Beauty and the Bloddshed" aux responsables de la crise des opioïdes, qui avait fait plus d'un demi-million de morts aux États-Unis depuis 2010.
- Publié le 11-09-2022 à 10h35
- Mis à jour le 13-09-2022 à 13h02
Samedi soir, Laura Poitras a décroché le Lion d'or de la 79e Mostra de Venise pour son formidableAll the Beauty and Bloodshed. Un passionnant documentaire qui mêle portrait de la photographe new-yorkaise Nan Goldin et témoignage de son combat contre la richissime famille Sackler qui, à la tête du géant pharmaceutique Purdue Pharma, est responsable en grande partie de la crise des opioïdes, à travers la commercialisation à outrance de l'OxyContin, un anti-douleur puissant dont elle connaissait parfaitement les dangers de dépendance sur les patients.
Dimanche dernier, sur le toit du magnifique hôtel Liberty Ausonia Hungaria sur le Lido, Laura Poitras n'était pas là que pour profiter de la splendide vue sur Venise. Accompagnée de Megan Kapler et d'Harry Cullen, deux activistes de P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), l'association de militants contre la crise des opioïdes fondée par Nan Goldin, la documentariste américaine venait parler de son nouveau film All the Beauty and Bloodshed, mais aussi dénoncer les agissements de la famille Sackler. Cinéaste engagée, Laura Poitras pose depuis toujours un regard critique sur la politique de son pays. Que ce soit l'occupation en Irak dans My Country, My Country (2010), la prison de Guantanamo dans The Oath (2010) ou l'affaire Snowden, qu'elle nous faisait vivre de l'intérieur, comme dans un thriller, dans le formidable Citizenfour, qui décrochera en 2015 l'oscar du meilleur documentaire.

Un film collaboratif
Ce Lion d'or récompense une documentariste qui, comme son sujet Nan Goldin, a choisi de mettre son art au service de différentes causes. « Je suis la citoyenne d'un empire global, qui est responsable de violences et de destructions massives. En tant que citoyenne américaine, je ne suis pas externe à ce pouvoir, mais je n'ai pas envie de propager l'idéologie et la violence dont mon pays est responsable, estime Laura Poitras. Comme Nan, j'ai été éduquée dans une école hippie… Comme elle, j'ai des aptitudes que je me sens obligée d'utiliser… »
Connaissant le travail de Nan Goldin depuis longtemps, Poitras a découvert son combat dans la crise des opioïdes en 2014. À l'époque, la photographe new-yorkaise songeait déjà à faire un film, que la documentariste a finalement repris en mains et où elle documente le combat de P.A.I.N. contre la famille Sackler. « Quand j'ai commencé à tourner, je n'étais pas encore sûre qu'ils réussiraient. (…) En s'attaquant à eux, on savait qu'on prenait de vrais risques. J'espère que ce film est une sorte de film d'horreur sur le système américain, où il n'y a pas de sécurité sociale. Cette crise, c'est vraiment l'échec de la société américaine… »

L’art comme moyen de lutte
Laura Poitras connaît la puissance de l'art comme moyen de lutte. « Il y a eu beaucoup d'articles brillants de journalistes d'investigation qui ont exposé les agissements de la famille Sackler depuis très longtemps, dès les années 2001-2002. Dont un article en particulier qui a inspiré Nan. Mais c'est elle qui a vraiment apporté l'étincelle. Je ne sais pas si l'art peut servir depreuve, mais je crois vraiment que c'est une forme de communication. C'est cela qui est magique avec P.A.I.N. », explique la cinéaste, qui filme dans All the Beauty and the Bloodshed les actions militantes du groupe dans les plus grands musées du monde (Metropolitan et Guggenheim à New York, le Louvre à Paris…) pour dénoncer la responsabilité de la famille Sackler dans la mort de centaines de milliers de personnes. « Tout est une question d'impunité pour les Sackler, car personne n'est en prison. Ils s'en sont sortis sans problème. D'un côté, il y a des victoires à célébrer, mais de l'autre, le système structurel reste totalement en place », se désole Poitras. « Ce sont des profiteurs et ils ont du sang sur les mains. (…) La tragédie, ce sont évidemment les morts, mais c'est aussi qu'ils n'en soient pas tenus pour responsables. »
Avec son film, la cinéaste entend en tout cas inverser le stigmate. Alors qu'aux États-Unis, on a souvent accusé les victimes d'être responsables de leur propre dépendances à l'OxyContin et donc de leur mort - comme ce fut le cas dans l'épidémie de sida aux Etats-Unis dans les années 1980, contre laquelle Nan Goldin s'est déjà battue à l'époque -, la documentariste cherche au contraire à mettre en lumière les causes structurelles de la crise des opioïdes. « La stigmatisation doit être inversée et porter sur les criminels et non les victimes. Sur tous ces gens assis aux conseils d'administration des musées, qui vendent des armes, des médicaments dangereux, du gaz lacrymogène, des balles de sniper… Avec ce film, on veut qu'ils sentent la stigmatisation. Une des raisons majeures pour lesquelles les musées sont restés muets si longtemps, c'est non seulement parce que les Sackler étaient autour de la table, mais aussi parce qu'il y en avait d'autres autour de la table, qui se demandaient: qui seront les prochains? », interroge Poitras.
