"On attend le nouveau Astérix comme le nouveau James Bond" : Pourquoi le petit Gaulois a-t-il toujours autant de succès ?
Nicolas Rouvière, maître de conférences à l’Université de Grenobles-Alpes et spécialiste du petit Gaulois, apporte des éléments de réponse, à quelques jours de la sortie du film événement.
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- Publié le 29-01-2023 à 14h27
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Par Toutatis, ils sont fous ces Gaulois. Avec deux millénaires de retard, un peu plus de 63 ans après l’arrivée d’Astérix et Obélix (le 29 octobre 1959 dans Pilote), ils volent toujours victoires en triomphes face aux troupes de Jules César à grands coups de baffes lors des 39 albums vendus à 380 millions d’exemplaires (le 40e est attendu le 26 octobre prochain), dix films d’animation (20,68 millions d’entrées) ou quatre longs métrages “live” (34,14 millions d’entrées). Et ce n’est pas fini, puisqu’Astérix et Obélix, l’Empire du Milieu débarque au cinéma le 1er février.
Un succès d’une longévité exceptionnelle, qui ne doit rien au hasard, selon Nicolas Rouvière, maître de conférences en littérature à l’Université de Grenoble-Alpes, par ailleurs auteur de trois ouvrages de référence, Astérix ou les lumières de la civilisation (PUF), Astérix ou la parodie des identités (Flammarion) et Le Complexe d’Obélix (PUF). “C’est devenu un miroir d’identification : de la même façon qu’on attend un James Bond, on va voir un Astérix, explique-t-il. Parce qu’il nous dit quelque chose de l’air du temps. C’est une sorte de repère culturel collectif, un reflet de notre société. C’est paradoxal car lors de la création de la série, le but était de parodier l’imagerie scolaire de nos ancêtres les Gaulois, de manière anachronique, avec une Gaule reconstruite et identifiée à l’Hexagone. Uderzo et Goscinny vont y projeter les tribulations sociales de la France des années 60-70. C'est peuplé d’allusions au Tour de France, aux HLM, au tiercé, au Marseille de Pagnol, à Lutèce ville des amours, énormément de clichés culturels issus des médias ou de la littérature touristique. C’est une BD qui s’ouvre sur l’Europe en construction, en jouant avec les stéréotypes des cultures étrangères, tout en ayant une visée universaliste. Obélix ne cesse de dire “Ils sont fous ces Romains”, “Ils sont fous ces Bretons”, etc. : c’est une figure d’enfant avec des réflexes ethnocentriques, qui pense que le monde extérieur ressemble à ce qu’il connaît. Mais à chacun de ses voyages, il apprend quelque chose des autres cultures : il essaie de parler égyptien, il ramène un obélisque d’Égypte, il apprend le flamenco. Derrière ça, il y a aussi une visée démocratique et anti-impérialiste. Quand Astérix est apparu, juste après l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir, on a cru qu’il exalterait les valeurs nationales françaises, mais en fait, avec Astérix, la France change de mythologie. Ce n’est plus la France impériale, avec ses grandes colonies, mais plutôt la France qui résiste, non-alignée face aux deux blocs. C’est un idéal un peu tiers-mondiste et de solidarité entre tous les milieux locaux qui ont le sentiment d’être menacés par une culture englobante. Astérix réussit un pari difficile : défendre les identités locales, tout en créant des solidarités internationales, avec un idéal démocratique de confédération en train de se construire autour de valeurs communes, qui est l’Europe.”

Les époques changent, les thématiques abordées évoluent, mais assez étrangement, les premiers albums ne se démodent pas pour autant. Avec un gros pouvoir de séduction partout dans le monde. “La lutte du petit contre le fort est universelle, poursuit Nicolas Rouvière. Ce qui explique qu’Astérix fonctionne très bien dans tous les dialectes : les cultures locales s’identifient à Astérix face aux cultures plus envahissantes. Autre élément universel : Astérix questionne toujours les frontières entre la folie et la raison, mais aussi les fondements de la violence. Là où ils passent, les deux Gaulois font échouer des coups d’État, même contre César, ou s’attaquent à une société très totalitaire qui évoque le nazisme dans Astérix et les Goths. Obélix, le plus influençable de tous, est souvent témoin de folies, avec un druide mégalomane qui manipule les fantasmes des personnages ou l’introduction du capitalisme dans le village. Il est le témoin d’une logique de déraison et se retrouve souvent face à des névrosés. Et tout ça résiste à l’épreuve du temps. Tout comme le fait de montrer qu'en dépit des différences culturelles, tout ce qui nous rapproche est plus important que ce qui nous sépare. César incarne aussi une autocratie moderne, face à un vieux régime théocratique qui est celui de Cléopâtre et une démocratie, qui est celle du village gaulois, avec le développement scolaire et de la raison par un druide rationaliste. Ces trois régimes tracent une histoire politique. En face, il y a les Goths et leur régime totalitaire, avec élimination des opposants, démembrement, police politique et une référence aux chambres à gaz. Ces différents fondements du politique sont aussi très universels.”
De l'humour au second degré
Les gags, eux, sont plus ancrés dans leur époque, tout comme les caricatures des stars comme Eddy Merckx, Annie Cordy ou Lino Ventura, par exemple, entraînant différents niveaux de lecture pour s’adresser aussi bien aux enfants qu’aux adultes. “Si vous prenez un film comme Bienvenue chez les Ch’tis, on y retrouve le modèle d’Astérix, avec des stéréotypes sur des habitants, puis leur rencontre, l'effondrement des clichés et une prise de distance vis-à-vis de soi-même. C’est un type d’humour qui amène à prendre un recul amusé sur la représentation faussée que l’on a des autres. C’est du second degré, parfois mal compris. Uderzo et Goscinny, complètement antiracistes, misent sur une connivence avec le lecteur. Le niveau de caricature est tel qu’ils espèrent que le lecteur s’en rende compte et s’en distancie. Certains ont aussi évoqué la prétendue misogynie des auteurs. Mais en fait, ils s'attaquaient à la France patriarcale et pour la critiquer, ils montraient des femmes frustrées, dont la seule compensation était de nourrir des ambitions par procuration via leur mari. Plus elles sont frustrées et plus la critique de la répartition des tâches et des rôles est virulente : on voit des maris ventripotents qui se reposent pendant que les femmes font tout. Et voilà pourquoi Bonemine se plaint d’avoir raté sa vie. D’ailleurs, dans le dernier album, Astérix et le Griffon, on donne le rôle guerrier aux femmes, sans que cela remette en cause l’équilibre de la série, son fonctionnement ou ses valeurs. Les principes auxquels ils ne dérogent pas concernent la liberté individuelle et celle des collectivités par rapport à des modèles liberticides, antidémocratiques. La distance historique, le fait d’avoir vidé le thème gaulois de tout contenu nationaliste et l’humour permettent de mieux accepter ce regard sur notre époque.”
Et à la fin, tout se termine par un grand banquet. “Tout le monde se retrouve ensemble : c’est le contraire du choc des civilisations ou des idées conservatrices américaines, qui voudraient que certaines cultures seraient inconciliables. Ici, il y a un idéal politique : on peut toujours dîner et festoyer ensemble, au-delà des différences, parce que l’essentiel se trouve ailleurs.”
Tout compte fait, ils ne sont pas si fous que ça, ces Gaulois.
