Lubna Azabal : “J’ai un petit côté Actors Studio”
Ce mercredi, l’actrice est à l’affiche du “Bleu du caftan”. Un drame intimiste de la Marocaine Maryam Touzani. Un rôle à nouveau très intense pour la Bruxelloise…
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Publié le 26-03-2023 à 15h37 - Mis à jour le 30-03-2023 à 16h17
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Il y a quelques jours, nous rencontrions longuement Lubna Azabal à Bruxelles, à l’occasion de l’avant-première du Bleu du caftan***, très beau deuxième long métrage de la Marocaine Maryam Touzani qui sort ce mercredi au cinéma (cf. ci-dessous).
L’actrice bruxelloise d’origine marocaine est décidément sous les feux des projecteurs, au lendemain de sa prestation en présidente de la 12e cérémonie des Magritte, dont elle est l’actrice la plus primée, avec trois statuettes à son actif, pour ses rôles dans Incendies de Denis Villeneuve en 2012, La Marche de Nabil Ben Yadir en 2015 et Tueurs de François Troukens et Jean-François Hensgens en 2019.
”Avant de monter sur scène, j’ai cru que j’allais décéder 218 fois. Je ne suis pas à l’aise dans ce genre de discipline. Je sais plus ou moins jouer quand on me dit: action ! moteur ! Ça, oui. Je suis à l’aise avec la presse écrite mais, dès qu’il y a des caméras, ça me met dans un malaise terrible…", confie Lubna Azabal. Même si son métier consiste justement à être devant une caméra. "Mon métier, c’est de me planquer derrière un personnage. À ce moment-là, je n’ai aucune pudeur, parce qu’il ne s’agit pas de moi. Je suis dans ma bulle, je n’ai aucun contact avec l’extérieur. Mais jouer Lubna Azabal, je ne sais pas faire. J’étais terrorisée… Jusqu’à la dernière seconde, j’ai cru que j’allais tomber dans les pommes…”
Des rôles à la Jésus
Pour un rôle, par contre, Lubna Azabal est capable de s’impliquer totalement. Ainsi, pour incarner Mina dans Le Bleu du caftan, une femme mourant du cancer, elle a fait un régime strict, tombant à 41 kg, alors qu’elle en pèse 49 habituellement… “C’était vachement important. Sinon, je n’allais pas y croire moi-même. Si je ne crois pas moi-même à ce que je suis en train d’incarner, comment le public, ma réalisatrice pourraient y croire ? J’ai effectivement un petit côté Actors Studio. Maryam ne m’a pas demandé de maigrir. Elle m’a dit qu’on pouvait faire des costumes plus grands pour que mon corps flotte un peu. Mais j’avais besoin de sentir mon corps se décharner. Je n’avais pas envie de jouer la maladie. Je voulais que mon corps la ressente, pour laisser toute la place à l’essence de cette femme. À un moment, quand vous êtes à 300 calories jour, avec 16 heures de tournage par jour, vous le sentez… Il y a une réelle fatigue, le corps en prend vraiment un coup. J’ai vu dépérir mon meilleur ami de 30 ans, Claude, qui est parti d’un cancer sur un an. J’ai vu toute l’évolution de son corps. On devient comme un petit moineau… Je voulais atteindre cette fragilité d’oiseau. Si le film avait encore duré deux mois, j’aurais été à l’hôpital. J’avais envie de frôler cela, même si j’étais suivie par une diététicienne…”
De la même manière, Lubna Azabal a énormément travaillé en amont avec un coach, pour trouver le parfait accent de l’arabe de Salé, alors que sa famille est originaire de Tanger, au nord du Maroc. “C’est super important. Je pense aussi au public du Maghreb. Parce que, moi, ça peut me faire sortir directement d’un film. Quand j’entends parler arabe certains acteurs français, qui se font passer pour des gens qui sont nés là-bas mais où il ne manque plus que le wesh-wesh derrière, je peux pas. Je me lève et je quitte la salle”, explique l’actrice, qui ne parle pourtant pas assez couramment l’arabe pour répondre à une interview en marocain par exemple.

Besoin d’un sas de décompression
Que l’on pense à Incendies de Denis Villeneuve bien sûr, mais aussi à Tueurs, Marie Madeleine (où elle jouait aux côtés de Joaquin Phoenix en 2018), Adam de Maryam Touzani ou encore, récemment, Rebel d’Adil El Arbi et Bilall Fallah, la Bruxelloise campe souvent des rôles durs. À la fin d’un tournage, l’actrice avoue avoir besoin d’un sas de décompression. “Je pends une semaine, même avant de voir ma famille, mes amis… Quand je rentre de tournage, je n’ai pas envie d’ouvrir ma boîte aux lettres, d’appeler ma mère pour savoir comment va son arthrose. Je n’ai pas envie d’appeler ma petite sœur pour savoir comment vont les mômes. J’ai besoin de temps pour revenir à la vie de tous les jours. Mais je n’ai pas de séquelle…”
Mon métier, c'est de me planquer derrière un personnage.
De la même manière, quand elle prépare un rôle, la comédienne s’accorde une période de solitude. “J’ai besoin de prendre un mois, un mois et demi et de me mettre en retrait, de ne voir personne. Là, au Maroc, je suis dans un hôtel, face à la mer, très loin de la ville, très loin de tout. Les seuls êtres humains que je veux voir, ce sont ceux du film. Je continue à rêver 24 h sur 24. Je me lève, je dors, je mange avec mes personnages. La réalité peut me sortir de cela.. Je peux me mettre sur une terrasse et passer une après-midi à observer tout ce qui se passe autour de moi, mais je ne vais pas forcément être sociable… […] Je peux aussi passer la journée à déambuler dans la médina, à observer comme une bête curieuse. C’est de la nourriture partout pour moi. Je me frotte aux gens, je leur parle…”
Au Maroc, personne ne reconnaît l’actrice dans la rue. Pas plus qu’à Bruxelles d’ailleurs… “Je suis toujours avec ma casquette… Je fais toujours en sorte qu’on ne me reconnaisse pas. C’est vrai, aussi, que je ne fais pas beaucoup de trucs en télé, ni de blockbusters… Mais j’aime bien être discrète, parce que, pour moi, ça ne se joue pas là. Ce qui me fait kiffer, c’est vraiment d’être dans le travail d’incarnation”, avoue Azabal.
À force d’interpréter des rôles difficiles, l’actrice semble s’être fermé les portes de la comédie… “Alors que dans ma vie, je passe mon temps à rigoler… En rigolant, je dis que je fais souvent des personnages à la Jésus, des personnages qui portent une croix. On met de la boue dans la gueule ; il faut que j’ai le visage naturel… Ça ne m’a jamais dérangé mais, du coup, quand il y a une comédie, on ne pense pas d’abord à Lubna Azabal”, regrette-t-elle…

”Je suis mélancolique de l’époque avant Internet”
Le tournage du Bleu du caftan a été très douloureux pour vous, car il a correspondu à la mort de votre père, parallèlement à celle de votre personnage…
J’ai appris sa maladie quand j’étais là-bas. Avec cette saloperie de coronavirus, le Maroc avait fermé ses portes unilatéralement. J’avais ma famille tous les jours au téléphone, qui me disait de rentrer, qu’on allait le perdre. Mais si je partais, il n’y avait plus de film… Ça a été, je crois, la décision la plus douloureuse de ma vie. L’équipe marocaine a été magnifique avec moi. Je devais rentrer le 2 janvier. J’ai appris le 11 décembre que c’était un cancer et qu’il allait partir. On a choisi de travailler jour et nuit, pratiquement sept jours sur sept, pour que je puisse rassembler toutes les séquences et partir le 19 décembre. Et il est décédé le 18 au soir… Ça a été terrible. J’ai cru que j’allais mourir à mon tour. C’est vrai que j’avais l’impression de vivre en parallèle ce qu’il vivait. J’en ai encore des frissons… La dernière séquence, quand Mina prie et qu’elle décède dans son lit, mon père est parti à ce moment-là. C’est très troublant. Mais j’ai fait ce choix de terminer le film, sinon j’allais le regretter un jour. C’est là que j’ai compris que je ressens aussi un amour inconditionnel pour mon travail. Mais j’espérais, coûte que coûte, que mon père m’attendrait au moins une journée ou deux…
Qu’est-ce qui vous a attirée vers ce scénario, que Maryam Touzani a écrit pour vous ?
Suite à un incident mineur, mais qui me semblait majeur, j’ai appelé Maryam un jour, en lui disant que j’aimerais vraiment parler à la presse marocaine de la communauté LGBT dans les pays du Maghreb, parce qu’il y a des choses que je trouve inadmissibles. Elle me répond : “Ça tombe bien, parce que j’ai un scénario que j’aimerais te faire lire. C’est peut-être la meilleure réponse que tu pourrais donner…” Je l’ai lu et j’ai dit : Bingo ! J’aime l’écriture de Maryam, sa sensibilité, comment elle met l’humain au centre avec tellement d’élégance.
Le film aborde en effet le thème de l’homosexualité avec beaucoup de pudeur, sans verser dans le film à thèse…
C’est ce qu’elle avait déjà fait pour Adam, qui abordait aussi un énorme tabou (celui des filles mères, NdlR). Je pense qu’elle a raison de faire comme ça. Dans ces sociétés-là, il faut y aller lentement, pas à pas. Si on arrive avec des gros sabots, avec notre esprit européen, ça ne peut pas marcher. Maryam a cette délicatesse, qu’elle arrive à mettre au service de ce sujet-là, qui est encore extrêmement tabou, puni par la loi, par des peines de prison. Et puis je vous laisse imaginer ce qui se passe en prison derrière… Ce scénario était parfait pour pouvoir parler de ça de cette façon-là.
La foi n’est pas un dogme que tout le monde doit pratiquer de la même manière.
Comment avez-vous abordé votre personnage de Mina, partagée entre la tradition, sa foi notamment, et la modernité ?
Pour la femme, l’image qui m’est venue instinctivement à l’esprit quand j’ai eu le scénario, c’est celle de Frida Kahlo. Parce qu’il y a ce corps qui souffre, depuis cet accident de bus, il y a son amour inconditionnel pour Diego Rivera, pour son art, ses coups de gueule. Instinctivement, j’ai retrouvé ça chez Mina. Après, la foi n’est pas un dogme que tout le monde doit pratiquer de la même manière. La foi ne nous interdit pas d’aimer. Mina sait faire la part des choses, faire fi de ces pseudo-traditions qui l’emmerdent. D’ailleurs, c’est elle qui demande son mari en mariage. Si elle a envie de fumer, elle fume à sa fenêtre. Elle a envie de danser, elle danse. Et elle s’en fout de la voisine qui la regarde… Et puis elle défend corps et âme l’art de son mari qui est encore l’un des derniers maîtres tailleurs de Salé, du Maroc. Maintenant, tout se fait à la machine, tout doit aller très vite. On n’a plus le temps…
N’est-ce pas une forme de modernité que de choisir de reprendre du temps face à l’accélération folle du monde ?
Oui, avec un grand oui ! Moi, je suis mélancolique de l’époque avant Internet, du téléphone à la maison où on avait quatre nouveaux messages sur le répondeur… Maintenant, c’est un tourbillon de tout, un zapping permanent. C’est vrai que c’est beau. C’est une façon de revenir à la vie, de se poser, de réfléchir, de prendre les choses telles qu’elles viennent. On a perdu cette chose-là.

À savoir
Quatre ans après Adam, Lubna Azabal retrouve la Marocaine Maryam Touzani pour son deuxième film, Le Bleu du caftan. Dans ce très beau drame intimiste, en salles ce mercredi, la Bruxelloise incarne Mina, une femme dépérissant d’un cancer qui soutient son mari Halim (incarné par le Palestinien Saleh Bakri), maître tailleur dans la médina de Salé qui, depuis toujours, vit son homosexualité en secret. Touzani signe un film courageux et délicat, qui aborde un sujet tabou au Maroc, où l’homosexualité est toujours interdite. Ce qui n’a pas empêché Le Bleu du caftan d’obtenir son visa d’exploitation – il sortira en juin au Maroc – et même d’être le candidat marocain à l’Oscar du meilleur film étranger…