Maryam Touzani : “Le film parle d’un sujet très très sensible au Maroc”
En salles ce mercredi, “Le Bleu du caftan” est un drame intime, qui aborde avec sensibilité l’homosexualité, un sujet tabou au Maroc. Et ce au travers d’un personnage de vieux tailleur et de son épouse, campée par la Belge Lubna Azabal.
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Publié le 28-03-2023 à 23h21 - Mis à jour le 30-03-2023 à 16h16
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En novembre dernier, au 19e Festival de Marrakech, la Marocaine Maryam Touzani était très heureuse et très fière de présenter son deuxième long métrage à son “public naturel”. Le Bleu du caftan y a été très bien accueilli. Depuis, le film a représenté le pays aux oscars et obtenu son visa d’exploitation, pour une sortie prévue en juin. Et ce malgré le sujet tabou qu’il aborde, celui de l’homosexualité, toujours illégale au Maroc. “Hier, j’étais très émue en voyant les réactions dans la salle. L’émotion était vraiment palpable. […] Il faut absolument faire bouger ces lois. On est bientôt en 2023. Ce n’est pas possible qu’un homme soit encore condamné parce qu’il aime un homme. Moi ça me blesse profondément”, nous confiait la cinéaste dans les jardins de la Mamounia, le célèbre palace marrakchis.
Touzani affirme n’avoir pas voulu anticiper de réaction du public marocain, ni positive, ni négative. “Je n’aime pas être dans l’appréhension, dans la peur, car cela peut limiter un artiste mentalement. Le film parle d’un sujet très très sensible au Maroc. Je savais que ça n’allait pas être facile. Mais je n’avais pas envie que cela vienne influer sur ma manière d’écrire le film ou de le faire”, plaide la cinéaste. Qui, en 2015, avait pourtant vécu la violence de l’interdiction au Maroc — “illégale”, précise-t-elle — du film de son compagnon Nabil Ayouch Much Loved, dont elle était coscénariste et qui traitait de la prostitution.

Donner une voix aux invisibilisés
D’après le Centre du cinéma marocain, trois sujets sont officiellement impossibles à critiquer au Maroc : Dieu, le Roi et le Sahara occidental. Bien qu’interdite, l’homosexualité peut par contre au centre du Bleu du caftan. “Je ne fais pas des films pour briser des tabous, se défend Touzani. Je fais des films pour raconter des personnages, qui charrient chacun leur vécu, leur complexité, leurs tabous… Mais, c’est vrai que je m’en rends compte, mes personnages, pour la majorité, vivent des situations où ils sont confrontés à un empêchement, pour une raison ou pour une autre. Je suis sensible à ces personnages-là. Ils me touchent. On les voit rarement. J’ai envie de leur donner une voix. J’ai envie qu’il puisse exister à travers mes films.”
Il faut absolument faire bouger ces lois. On est en 2023. Ce n’est pas possible qu’un homme soit encore condamné parce qu’il aime un homme.
Dans Le Bleu du caftan, le Palestinien Saleh Bakri incarne Halim, un vieux tailleur homosexuel dans la médina de Salé, marié à Mina, une femme malade campée par la Belge Lubna Azabal. Ce que filme Touzani entre ces deux êtres, ce n’est pas un mariage de façade, mais bien une vraie et belle histoire d’amour. “Ils s’aiment vraiment, profondément, à leur manière. Ils ont redéfini leur amour. À travers ce film, j’avais envie de dire qu’il n’y a pas qu’une seule manière d’aimer. Il n’y en a pas une qui soit juste et l’autre qui ne l’est pas. Il y a tellement de manières différentes de s’aimer. Ce sont des êtres qui parviennent à se transcender par amour. Mina et Halim ont trouvé un équilibre, non pas dans le mensonge, mais dans le non-dit. Beaucoup de gens vivent comme ça. En même temps, il y a une vraie souffrance intérieure chez Halim. Mina est en est consciente. Quand elle se rend compte que ses jours sont comptés, elle se confronte vraiment à elle-même et se pose des questions sur ce qui compte véritablement. Et ce qui compte pour elle, c’est le bonheur de cet homme, qu’il parvienne à s’accepter et à être heureux. À être fier de qui il est”, explique la Marocaine.

La transmission du savoir-faire
Halim est un personnage très complexe puisque, par son métier, il incarne la transmission de la tradition mais, par sa sexualité, est en opposition avec celle-ci. “C’est venu naturellement, parce que c’est justement dans cette contradiction que sont plongés beaucoup de gens dans ma société, commente la réalisatrice. Le déclic a été la rencontre avec un monsieur, quand je faisais les repérages pour mon précédent film Adam. Il m’a ramenée, dans mes souvenirs, à des hommes que j’avais connus de loin, à des histoires que j’avais entendues à demi-mot, sur des couples qui vivaient avec cette façade d’un mariage pour la société. Et là, avec ce monsieur, c’est devenu quelque chose de tangible. J’ai ressenti la violence qu’il pouvait ressentir tous les jours, à devoir se réveiller et à faire semblant. En pensant à lui, j’ai commencé à réfléchir à ce que sa femme pouvait ressentir. Et petit à petit, les choses ont commencé à prendre forme…”
Si Le Bleu du caftan est si beau, c’est justement que Maryam Touzani ne s’attaque pas unilatéralement à la tradition. Au contraire. Elle filme ainsi avec beaucoup de sensualité le travail du tailleur sur les étoffes pour créer ce merveilleux caftan, chef-d’œuvre d’artisanat traditionnel dont la fabrication peut prendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois. “J’ai grandi avec un caftan de ma mère, identique à celui du film, sinon qu’il est noir… Quand j’étais petite, je la voyais de temps en temps mettre ce magnifique caftan pour les grandes occasions et je rêvais du jour où je serais femme et que je pourrais le porter. Ce caftan a jalonné mon enfance, mon adolescence, jusqu’au jour où il m’allait et que ma mère me l’a donné. En le mettant, j’ai ressenti à quel point la tradition, la transmission pouvaient être belles. J’avais l’impression de porter toute une partie de la vie de ma mère à travers cette tenue. C’était très émouvant. Ce caftan, je l’ai toujours aujourd’hui, c’est un trésor. Il a 50 ans, mais il n’a pas bougé…”
Ce qu’a ressenti la jeune femme en portant le caftan de sa mère, c’est aussi tout le travail qu’il y a derrière, celui du maâlem — titre honorifique donné au Maroc à un artisan spécialisé — qui l’a fabriqué avec passion et patience. “C’est un métier qui est en train de mourir. J’ai passé beaucoup de temps avec des maâlems, qui me disaient qu’aujourd’hui ils ne trouvaient plus d’apprentis. C’est un métier qu’on ne comprend plus. On vit dans une société qui va trop vite. Moi, je suis un peu nostalgique, romantique. Parfois, je me dis que j’ai envie d’arrêter le temps, à travers ces personnages-là. Halim vit dans une contradiction constante. Il a envie de garder en vie cette tradition, tout comme il a envie de garder sa femme en vie, Et en même temps, c’est cette tradition qui le garde prisonnier…”

Un duo de cinéastes : Maryam Touzani et Nabil Ayouch
“Le premier film marocain que j’ai vu, c’était Ali Zaoua prince de la rue, un film de Nabil Ayouch. Je ne connaissais même pas son nom à l’époque. J’étais jeune, je faisais mes études à l’étranger (à Londres, NdlR) et j’étais tombée sur ce film par hasard. Et là, je me suis rendu compte à quel point le cinéma pouvait nous ouvrir sur d’autres réalités. Ce que j’ai découvert dans ce film, c’est un Maroc que je ne connaissais pas du tout. Ça a été un réveil pour moi, une vraie claque de cinéma ! ”, se souvient Maryam Touzani. Qui connaît désormais très bien le nom de Nabil Ayouch, puisqu’ils vivent en couple…
Touzani ne se destinait pas à devenir réalisatrice. Journaliste, la Marocaine est arrivée à la fiction par le biais de documentaire. Après avoir réalisé Sous ma vieille peau, un documentaire traitant de la prostitution au Maroc, elle participe à l’écriture de Much Loved de Nabil Ayouch en 2015. Et cosignera le scénario des deux films suivant du cinéaste : Razzia (dans lequel elle jouait également en 2017) et Haut et fort en 2021. À l’inverse, Ayouch a produit et coécrit les deux films de sa compagne : Adam en 2019 et désormais Le Bleu du caftan.
“On est bulle, commente la réalisatrice. Mais on n’a rien planifié. On a commencé à travailler ensemble naturellement sur Much Loved. Depuis, on a coécrit Razzia, dans lequel j’ai joué. Ce n’était pas prévu non plus… C’est une fois que l’écriture terminée que Nabil m’a demandé de passer des essais. J’étais un peu réticente. Je n’avais jamais joué ; j’avais peur de gâcher son film… Mais il y avait quelque chose de très beau dans le fait de pousser ce personnage un peu plus loin. C’était une autre manière de découvrir que cette femme que j’avais coécrite et dans laquelle j’avais mis beaucoup de moi…”

Une directrice photo belge : Virginie Surdej
Comme Adam, Le Bleu du caftan est une coproduction belge. Et à nouveau, Maryam Touzani a travaillé avec la Belge Virginie Surdej, directrice photo belge qui collabore également avec Nabil Ayouch. Ensemble, elles ont conçu une lumière très sensuelle. “Virginie est extraordinaire. Je l’ai connue sur les films de Nabil et on a travaillé ensemble sur mon premier film. On est complètement en phase. À l’écriture, c’est très visuel déjà : les couleurs, les textures, la lumière… Et Virginie m’aide à aller chercher, à matérialiser tout ce que j’ai imaginé. On travaille beaucoup en amont. On parle beaucoup de la lumière de chaque scène, comment celle-ci va raconter ce que vit le personnage à ce moment-là. C’est très important pour moi. C’est vrai qu’on est beaucoup sur des clairs-obscurs dans le film, dans ce côté sensuel que j’avais vraiment envie de mettre en avant. Et Virginie a vraiment une sensibilité extrême. Je ne pourrais pas avoir assez de mots pour décrire ma relation avec elle, tellement elle est belle”, s’enflamme la cinéaste marocaine.
