Pierre Földes: “Murakami m’a laissé totalement libre”
Dans “Saules aveugles, femme endormie”, en salles ce mercredi, Pierre Földes transpose l’univers de Murakami dans un sublime film d’animation pour adultes. Nous l’avions rencontré au Festival de Gand, où il présentait ce magnifique premier long métrage.
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Publié le 09-05-2023 à 15h55 - Mis à jour le 10-05-2023 à 09h53
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En octobre 2022, le cinéaste britannico-hongrois Pierre Földes était l’invité du Festival du film de Gand, où il présentait Saules aveugles, femme endormie, un premier long métrage d’animation dans lequel il adapte six nouvelles issues de divers recueils du grand auteur japonais Haruki Murakami. On rencontrait un quinquagénaire affable et posé, au français parfait qui, malgré ses tempes grisonnantes, se présente en souriant comme “un jeune réalisateur avec beaucoup d'expérience de vie”.
Qu’est-ce qui vous a attiré chez Murakami ?
Quand je vivais à New York, je me suis mis à lire Murakami et j’ai tout de suite adoré. Je me suis dit qu’il avait un style nouveau. Ce qui fait un grand artiste – et un auteur comme Murakami est un artiste –, c’est sa capacité à créer quelque chose de nouveau, un style audacieux. Quand s’est offerte à moi la possibilité de passer au long métrage, je me suis tout de suite dit que je voulais faire une adaptation en animation de Murakami.
Comment avez-vous choisi ces nouvelles ? Parce qu’elles sont teintées de réalisme magique ?
Oui. C’est quand même présent dans pratiquement toutes les nouvelles de Murakami. J’ai choisi des nouvelles comme ça, juste parce qu’elles m’inspiraient, sans idées préconçues. Une fois que je les ai choisies, j’ai commencé à me plonger dedans et, de fil en aiguille, se sont tissées des connexions entre les histoires. Et, progressivement, a émergé une histoire à compartiments. Je suis parti de six nouvelles et, finalement, il y en a une qui a un peu été évacuée. J’en ai juste gardé le souterrain mystérieux, le rêve qui revient à la fin. Et ce concept d’un survivant perdu dans un tunnel, dont on entend parler ici ou là dans le film.
Quels ont été vos rapports avec Murakami ?
Je lui ai envoyé une note d’intention et mes courts métrages surtout. Je crois qu’il a été sensible à ce qu’ils racontent. Le sujet de la solitude urbaine résonne avec son univers. Très rapidement, il m’a dit oui. Ensuite, avec une certaine humilité, je me disais que j’avais besoin de son aval sur le scénario, mais ça ne l’intéressait pas. Il m’a dit : “Faites ce que vous voulez. Vous faites vos films, moi je fais mes livres…” Au début, j’étais un peu fâché. Mais, quand j’y pense maintenant, je me dis que c’est formidable. Sans cela, je serais resté aussi proche que possible du texte. Le fait qu’il me dise cela m’a permis de lâcher l’ancre. J’ai pu m’inspirer complètement de ses nouvelles pour en faire quelque chose à moi. C’est génial.
A-t-il vu le film ?
Oui bien sûr, car un auteur peut retirer à tout moment son nom d’un film… Mais je ne vous dirai pas ce qu’il en a pensé.

Les trois personnages principaux du film sont tous marqués par les mêmes questions existentielles. Au fond, n’ont-ils pas un peu raté leur vie ?
C’est exactement ça. Je ne l’ai pas cherché, c’est venu naturellement, en me laissant aller à interpréter les nouvelles. En tissant des liens, c’est comme si je voyais une lumière qui émanait et que cette lumière racontait exactement cela. En y repensant aujourd’hui, je me dis que c’est évidemment quelque chose qui est très profondément inscrit dans bien des œuvres de Murakami. Ce sont des préoccupations qu’on a tous à partir d’un certain âge : est-ce qu’on est parti dans la bonne voie ? Est-ce qu’on est vraiment devenu la personne qu’on voulait être ? Est-ce qu’on a saisi l’occasion pour ajuster le tir ou non ? Je pense qu’il y a des millions de gens qui “passent à côté de leur vie”. C’est plus évident encore dans la société japonaise. De manière complètement inspirée ou instinctive, j’ai voulu placer le récit après le tsunami, comme un événement déclencheur de leur tremblement de terre intérieur.
Le film est traversé par des questions philosophiques profondes. Vous citez Sénèque, Nietzsche…
C’était dans la nouvelle de Murakami Crapaudin sauve Tokyo ; j’en ai rajouté un ou deux. Crapaudin, que j’interprète moi-même, est un personnage très expansif, exubérant, qui aime montrer sa culture, avec beaucoup d’emphase. Après, les choses qu’il dit sont plutôt amusantes. Il fallait que le film reste léger.

Une animation 2D très personnelle
Pour porter Murakami à l’écran, Pierre Földes a choisi une animation 2D et non 3D. “C’était très clair pour moi. Parce que ce qui m’attire dans l’animation, c’est justement la beauté du trait, le travail du dessin, un dessin épuré, pas du cartoon. Ma référence au niveau du trait pour ce film, c’est Egon Schiele, à cause de la beauté de son coup de crayon. J’ai beaucoup travaillé là-dessus. J’ai enseigné à mes animateurs à essayer de pratiquer un dessin aussi profond que possible, mais avec un minimum de traits”, explique le cinéaste.
Ma référence au niveau du trait, du coup de crayon pour ce film, c’est Egon Schiele.
Autodidacte de l’animation (cf. ci-dessous), Földes a mis au point une technique très personnelle pour animer son film. Il a d’abord dessiné un story-board très détaillé de 1400 images, reprenant chaque cadre précis. Ce story-board, Földes l’a ensuite transformé alors en une animatique, avec une timeline précise. Cette étape constitue le véritable squelette du film à venir. “C’est un travail extraordinaire ! Je suis le seul maître à bord et exécutant en même temps. Je me projette complètement. On part du scénario et, subitement, on a des images qui apparaissent. En quelques secondes, on imagine un dialogue, que l’on enregistre directement… C’est vraiment la phase d’écriture visuelle et sonore du film”, s’enflamme le réalisateur. Lequel précise qu’il adoptera cette même technique de story-board animé sur son prochain, même si celui-ci sera tourné cette fois en prises de vues réelles.

Travailler avec de vrais comédiens
La technique de l’animatique est classique en animation. C’est ensuite que Pierre Földes a innové, avec une technique de son invention qu’il appelle “live animation”. Celle-ci consiste à faire jouer les scènes du film par de vrais comédiens, sans fond vert et sans motion capture, mais en plaçant en superposition les images du story-board.
Ces prises de vues réelles serviront ensuite de références aux animateurs, un peu comme un modèle pour un peintre. “Avant cela, comme on bosse en animation 2D, j’avais créé des planches avec toutes les expressions de chaque personnage. Puis j’établis une correspondance entre ce que fait l’acteur et ce que doit faire l’animateur…”, explique le réalisateur. Lequel a également sculpté des têtes en 3D des personnages, pour faciliter le travail de ses animateurs. “En animation 2D, contrairement à la 3D, il est très difficile d’animer les expressions d’une tête en mouvement, car tous les volumes se déplacent en permanence. J’ai donc créé ces têtes 3D inexpressives, mais qui donnent toutes les indications sur ce à quoi ressemble effectivement le personnage, où sont les traits de base, la bouche…”
Une des grandes réussites de Saules aveugles, femme endormie tient dans cette esthétique singulière et totalement libre. Ainsi, les personnages secondaires peuvent-ils apparaître en transparence, tels des êtres traversant leur propre vie comme des fantômes… “C’est d’abord un désir esthétique, un style que j’ai développé pour ce film sans trop y réfléchir. En animation, on doit déterminer plus de choses. Rien n’est posé d’emblée ; on fait ce qu’on veut. Ce n’est pas juste la notion de flou et de net, c’est aussi l’inversion des couleurs, le fait de rendre certains personnages transparents ou de simplifier leurs contours…”, commente Pierre Földes.

Bio-express : Pierre Földes
Saules aveugles, femme endormie est le premier long métrage de Pierre Földes. Né à New York de parents hongrois et britannique, celui-ci a grandi à Paris, où il a étudié la composition et le piano, et où il a également fait un peu de théâtre. Avant de retourner vivre à New York, où il a commencé une carrière de compositeur pour le cinéma, la publicité et les jeux vidéo.
Son père, Peter Földes, fut l’un des pionniers de l’animation numérique. En 1974, son court métrage La Faim a ainsi reçu le prix du jury à Cannes, avant de décrocher une nomination à l’Oscar. Tandis que, quatre ans plus tard, Rêves recevait le César du meilleur court métrage. Délaissant peu à peu sa carrière de compositeur, Pierre Földes a finalement suivi le chemin paternel…
Quittant New York pour s’installer en Hongrie, il intègre les Beaux-Arts. Ce passionné de dessin et de peinture se lance alors dans la réalisation de courts métrages, d’abord en prises de vues réelles, puis en animation. “De fil en aiguille, je me suis mis, un peu malgré moi, à faire de l’animation. Comme je n’avais aucune formation aux techniques d’animation classique, j’ai dû inventer mes propres techniques. C’était un avantage finalement”, estime-t-il.
Földes a ainsi réalisé quatre courts métrages d’animation conçus entièrement seul, grâce au détournement de programmes informatiques. Ce qui leur confère, ainsi qu’à Saules aveugles, femme endormie, une esthétique très singulière.