Ruben Östlund : “C’est plus relaxant d’être dans le jury que de présenter un film”
Ce mardi matin, à quelques heures de l’ouverture du 76e Festival de Cannes, le président du jury apparaissait serein et combatif. Avec une ambition : décerner la Palme d’or à un film qui soit politique et non consensuel !
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Publié le 16-05-2023 à 14h30 - Mis à jour le 16-05-2023 à 15h26
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Mardi matin, le Suédois Ruben Östlund était déjà au travail, rencontrant les journalistes internationaux pour évoquer son rôle de président du jury du 76e Festival de Cannes. Pas facile d’être de l’autre côté de la barrière pour celui qui a déjà gagné deux Palme d’or, pour The Square en 2017 et Sans filtre l’année dernière. L’homme paraît néanmoins très serein et d’une conversation toujours aussi agréable.
Comment vous sentez-vous avant la cérémonie de ce soir ?
Très bien. C’est plus relaxant d’être dans le jury que de présenter un film…
En recevant votre deuxième Palme, vous avez dit que vous étiez désormais sûr que la première n’était pas une erreur… Comment ne pas faire d’erreur en tant que président du jury ?
C’est difficile à dire avant d’avoir regardé les films. Ce que je veux, c’est que les membres du jury ne soient pas consensuels, qu’ils n’essaient pas d’être d’accord les uns avec les autres, qu’ils osent dire ce qu’ils pensent réellement sans vouloir avoir l’air intéressant ou intelligent. Je veux qu’ils parlent avec leurs tripes, sur la base de leurs expériences très différentes et de façon honnête. Quand nous délibérerons, je leur donnerai la parole à tour de rôle, parce que, parfois, il y en a un qui parle plus fort ou qui aime s’écouter parler… Je veux que chacun puisse donner son opinion.
Mais, à la fin, c’est vous qui aurez le dernier mot…
Oui, c’est moi qui déciderai… (Rires)
Qu’est-ce qu’une bonne Palme d’or pour vous ?
Le Festival de Cannes représente un cinéma qui suscite la réflexion, qui soulève des questions au sortir de la salle. Le cinéma doit être une expérience collective, dont on doit parler ensuite. Sinon, il n’y a pas de raison d’aller au cinéma, on peut regarder du simple contenu à la maison devant un écran individuel. Je pense donc qu’il est très important que le film soulève des questions. Même si on n’est pas d’accord sur son contenu. Mais il est impossible de dire ce que devrait être la Palme d’Or, car le contexte change chaque année. Par exemple, quand j’ai fait Snow Therapy, The Square et Sans filtre, c’était pour créer des films sauvages et divertissants, parce que j’étais tellement fatigué de la tradition européenne ennuyeuse du cinéma d’art et d’essai. Mais peut-être qu’ensuite, c’est un film très discret qui fera la plus forte impression…
Allez-vous être à l’écoute des critiques, mais aussi des polémiques et des grandes questions qui travaillent le monde du cinéma, comme l’égalité homme-femme, l’inclusivité… ?
Nous avons décidé de ne pas lire les critiques. Et nous ne prendrons pas du tout en compte ces questions. Tous les films en compétition seront traités sur un pied d’égalité. C’est le rôle du Festival de Cannes d’opérer une sélection selon certains critères. Mais, en tant que jury, nous ne regarderons que les films et prendrons nos décisions sans écouter les débats en cours en ce moment.

Vous avez dit qu’une Palme devait être forcément politique…
Les films changent notre façon d’appréhender le monde. Il y a tellement d’exemples. Quand Scènes de la vie conjugale de Bergman est sorti au Danemark et en Suède, le taux de divorce est monté en flèche… Nous devons prendre en compte le fait que le film que nous allons primer va attirer plus d’attention et donc changer le point de vue de plus de gens sur le monde. Après, ça devient un combat, parce qu’on n’est peut-être pas d’accord sur ce que je crois être vrai… Cela fait partie de l’histoire de Cannes de prendre en compte, non le côté commercial des films, mais la façon dont ils dépeignent la société et les êtres humains.
Êtes-vous prêt à vous battre pour défendre un film ?
Bien sûr ! Et j’ai encouragé tous les autres membres du jury à faire la même chose. J’espère qu’on aura beaucoup de discussions enflammées.
Quel est le plus important pour vous, le fond ou la forme ?
C’est impossible de les séparer. Parfois, dans un premier film, on ressent une énergie brute, qui est plus importante que le savoir-faire. Parfois, on a de vieux réalisateurs habiles, mais qui ont perdu toute énergie. Si on ne sent pas, chez le cinéaste, l’urgence de raconter une histoire, le film ne sera jamais bon, aussi bien fait soit-il…
Vous dites vouloir être le premier cinéaste à décrocher une troisième Palme d’or. Ça veut donc dire que Ken Loach n’a aucune chance cette année ?
Exactement ! (Rires) Non, bien sûr qu’il aura la Palme s’il a fait le meilleur film. Mais je devrai alors être le premier à en avoir quatre… Moi, je viens du cinéma sur le ski. Je viens du monde du sport, où la compétition sert, de manière positive, à améliorer vos performances. Quand je suis entré à l’école de cinéma, j’ai rencontré tous ces artistes qui rejetaient la compétition… Mais ils mentaient ! Dès qu’il y a une situation sociale, il y a une forme de compétition et on peut l’utiliser pour devenir meilleur. Tous les réalisateurs qui ont atteint un certain niveau sont très compétitifs. Sinon, ils ne seraient pas là où ils sont. C’est ce que je dis à mon équipe : “Avec The Entertainment System is Down, on va gagner la troisième Palme d’or. On a la possibilité de faire quelque chose qui sera très difficile à refaire : gagner trois Palmes d’affilée ! ” Quand on demande au chef opérateur, au responsable des décors comment on va y parvenir, on place la barre très haut et cela améliore vos performances…
Allez-vous intégrer cette expérience de président du jury dans un prochain film ?
On m’a demandé tant de fois si j’allais faire un film sur le monde du cinéma. Je trouve très intéressante la relation entre les réalisateurs et les journalistes, les photographes, les attachés de presse… Surtout ici à Cannes ou lors de la campagne des Oscars. Ce monde dingue de la publicité m’intéresse beaucoup. Ça pourrait être un bon point de départ si je fais un film sur le cinéma. Mais je n’aurai certainement pas de bonnes critiques pour ce film…
Votre prochain film va, selon vous, créer le scandale. Pourquoi ?
Je veux que ce soit le film qui vide le plus une salle au Festival de Cannes ! The Entertainment System is Down se déroulera sur un vol long-courrier, disons de 20 heures. Peu de temps après le décollage, les passagers apprennent que le système de divertissement ne fonctionne pas. Lorsque les iPads et les iPhones seront déchargés, ils devront faire face à l’ennui. Il existe une expérience psychologique super intéressante. On demande à des gens d’aller dans une pièce et de ne rien faire pendant 6 à 15 minutes. Les personnes testées connaissent la plage de temps, et pourtant, elles trouvent horrible l’expérience de rester assis sur une chaise à ne rien faire. En tant qu’être humain, on déteste être laissé seul face à ses pensées.
Dans The Entertainment System is Down, à un moment, deux frères veulent jouer avec leur iPad, l’un refusant de le donner à l’autre. Ils commencent à se disputer et leur mère intervient en disant : “Non ! Maintenant, vous devez attendre 10 minutes ! Vous devez rester assis et accepter l’ennui !” Jusque-là, le film aura été raconté de façon très dynamique. Là, on basculera dans une prise en temps réel. C’est donc comme si la mère disait aux spectateurs d’accepter que, pendant 10 minutes, il ne se passe rien. Lesquels se demanderont si ça va vraiment durer 10 minutes. Je ne sais pas combien de temps doit durer la scène ; ce sera peut-être trois minutes. Mais le public sera dans le même état que les participants à cette expérience psychologique…
C’est un peu inspiré de L’Heure du loup de Bergman. Le personnage principal ne dort pas la nuit. À un moment, il dit : “Une minute, ça dure vraiment longtemps. Ça commence maintenant… ” Et puis il dit : “30 secondes… ” C’est un moment merveilleux. Je veux le faire, mais de façon encore plus insupportable pour le public…
Pouvez-vous nous partager une anecdote amusante d’un de vos passages à Cannes ?
Un truc très drôle m’est arrivé à Cannes pendant le financement de Sans filtre. J’avais rencontré Jared Leto à L.A. À peu près au même moment, j’avais rencontré une personne qui bossait à l’hôtel où je séjournais qui s’appelait Jared. Et j’ai mélangé leurs numéros dans mon téléphone portable… Quand j’étais à Cannes, Jared Leto m’envoie un texto en me disant qu’on doit se voir. Je n’avais pas vraiment le temps ni l’envie, mais il fallait faire cette réunion pour discuter du film. J’ai donc réservé une table dans un bon restaurant. On se retrouve avec ma femme dans ce restaurant chic et débarque ce portier, dont je ne me souvenais même plus à quoi il ressemblait. Il me dit bonjour. Je me demande si c’est l’assistant de Jared Leto… Avant de comprendre mon erreur. J’ai donc passé ce long dîner avec l’autre Jared, qui m’a parlé d’un projet de film complètement fou…