"Je me sentais inculte, illégitime" : Maïwenn, la comtesse sauvage
Rencontre avec la réalisatrice, instinctive et impérieuse, qui a fait l’ouverture de Cannes avec son film "Jeanne du Barry".
- Publié le 29-05-2023 à 16h08
:focal(2495x1668.5:2505x1658.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/JRYW3HUIQRAUNCVRODRSCYWHVY.jpg)
Poignée de main virile, sourire ravageur : "Ça vous dérange si on va se poser dehors ?" Le bar du cinéma du Panthéon, à Paris, où fut fixé le rendez-vous l'oppresse, trop sombre, elle attrape deux bouteilles de cidre, les fourre dans sa besace. Et déambule vers le jardin du Luxembourg, chemise et derbies d'homme, lunettes fumées, cheveux au vent, la classe. Elle ne voit pas les regards aimantés, s'assied sur un banc, boit au goulot, peau de lait, plein soleil.
Maïwenn capte toujours la lumière, en jean informe dans un parc à Paris où à Cannes où elle a ouvert, en robe Chanel, le festival avec son nouveau film : Jeanne du Barry. Elle y tient tous les rôles, réalisatrice, coproductrice, actrice principale, bluffante dans la peau de la favorite d'un Louis XV interprété par… Johnny Depp. Il fallait oser prendre pour roi l'ancien bad boy de Hollywood, sévèrement déglamourisé depuis les accusations de violences conjugales d'Amber Heard et leur pathétique show planétaire au tribunal. Il fallait le rendre souverain, ruser pour gommer son accent, éviter de trop le faire parler, miser sur de merveilleux partenaires, Pierre Richard en Richelieu, et dans le rôle du premier valet, Benjamin Lavernhe. Il fallait pouvoir tourner à Versailles, derrière et devant la caméra, quasiment de tous les plans, en courtisane parée de corsets, de soies, de diamants, toujours incandescente à 47 ans. Maïwenn l'a fait, et elle y prit visiblement du plaisir. "Oh oui, s'exclame-t-elle de sa bouche féline. Je me suis éclatée avec les costumes, à jouer dans ce lieu magique."
Au collège, on la traitait de "poubelle"
Dix-sept ans qu'elle rêvait de ce rôle. Tout est parti d'un rot, celui de la Du Barry, jouée par Asia Argento dans le Marie-Antoinette de Sofia Coppola, sorti en 2006. "J'étais scotchée, j'ai commencé à lire sur cette maîtresse de Louis XV dont je ne savais rien."
Tout lui parlait : ses origines modestes, sa façon de s'élever par sa beauté, son audace de gagner toujours plus de pouvoir et de liberté. Jeux de miroir. Mais Maïwenn mit du temps à s'imaginer porter un film d'époque. "Je me sentais inculte, illégitime." Trop de manques quand on a arrêté les études en troisième, bringue sauvage de Belleville trimballée de castings en tournages depuis la maternelle, conformément au désir d'une mère kabyle qui rêvait d'être une grande comédienne. Le père, mi-vietnamien mi-breton, a choisi son prénom. Il était peu tendre, peu là, vivait de petits boulots. Guitariste, gardien de parking disait-elle à ses débuts, aujourd'hui elle préfère qu'on écrive "linguiste". Maïwenn, l'aînée, s'est vite retrouvée à s'occuper de ses quatre frères et sœurs. Au collège, pas les bonnes sapes, corps maigre, on la traitait de "poubelle".
Une fois, elle brilla, rédaction lue devant la classe, la prof de français ayant demandé : "Avez-vous déjà eu des conflits avec vos parents ?" - ce sujet qui l'a rongée et inspirée depuis son premier spectacle en 2002. Maïwenn a grandi à l'école de la vie, et à la boîte de nuit parisienne des Bains Douches, où sa mère l'emmenait à 12 ans. "Je me souviens du moment où j'ai senti que je plaisais, tout a changé. On oublie souvent de parler de l'immense pouvoir des femmes…" Mannequinat, premier grand rôle dans La Gamine avec Johnny Hallyday, rencontre avec Luc Besson - elle avait 15 ans. À 16, mariage et un bébé nommé Shanna. "C'était une vraie histoire d'amour et tout le monde me voyait comme une fille intéressée, sans intérêt."
Ces regards, gravés à jamais, ont évidemment nourri sa passion pour la Du Barry. Maïwenn s'est enfin mise à écrire un scénario après Mon Roi. Elle venait d'avoir 40 ans, complexes apaisés à force d'enchaîner les succès, de se sculpter à la danse, de lire, le plus possible, tout, Annie Ernaux, Céline, Philip Roth. La cinéaste s'est prise à rêver d'un film grandiose, esthétique. "Quand Maïwenn m'a annoncé qu'elle voulait tourner en 35 mm, je lui ai dit : 'Toi, impossible' , raconte Frédéric Gérard, son assistant-réalisateur chéri depuis le Bal des actrices. 'Tu ne colles jamais au scénario, tu débordes, tu demandes aux acteurs d'improviser des heures…'" Combien Maïwenn en a-t-elle ainsi révélés, et usés ?
Elle a souvent dit qu'elle avait besoin de tomber amoureuse de ses acteurs. "C'est vrai, je dois être fascinée, dans un état de désir, ça me propulse." Pour son Louis XV, Depardieu ayant décliné, elle a écrit à Johnny Depp. Rencontre en janvier 2020 dans un palace londonien : "Il se lève pour me saluer, un regard attentif, de l'instruction, beaucoup d'humour. Il me dit que la France est son deuxième pays." Maïwenn scrute tout, la peau de son acteur, son regard, ses cheveux, puisqu'elle veut filmer le roi dans l'intimité, sans perruque. Johnny, lui, évoque sa lassitude du cinéma, il préfère chanter, gratte sa guitare, commande du vin, du fromage, rires et tchatche jusqu'à 2 heures du mat. "Je veux faire le film avec toi", conclut l'Américain. Ils parleront après des risques liés aux accusations d'Amber Heard, le procès en diffamation n'a pas eu lieu à l'époque, tsunami garanti quoi qu'il arrive. Maïwenn n'entend pas abdiquer.
Au même moment, elle a défendu Luc Besson, accusé de viol par une ex-mannequin avant qu'une ordonnance de non-lieu soit rendue par la justice française. Elle a même perdu ses nerfs devant Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart, qui a longuement enquêté sur les mœurs de Besson : le journaliste, croisé au restaurant fin février, fut conspué sans un mot, cheveux tirés, crachat esquissé, au point de porter plainte pour violences volontaires. L'enquête est en cours. Là, Maïwenn sèche : "Je raconterai plus tard." Elle dit simplement, mots pesés, qu'elle exècre cette époque qui juge et condamne si vite. "Je suis profondément féministe, mais pas systématique, pas contre les hommes."
"Follement brillante, énigmatique"
Le cœur à gauche, elle défend la nuance, ce qui ne l'empêche pas, elle, d'être sans concession. Le sourire peut scalper, la joie vriller en une seconde, colères, ruptures, repli dans sa coquille. Sur le tournage, il y en eut des moments de doutes, quelques orages. Depp, autre animal sensible, a pu s'irriter de la voir si directive. Maïwenn s'imposa. "Elle est hyper intuitive, déstabilisante, follement brillante, énigmatique", confie Benjamin Lavernhe.
Stupéfaction générale quand apparut, dans le rôle du jeune Louis XVI, Diego, ce fils au visage d'ange, aspirant tennisman, qu'elle eût en 2003 avec Jean-Yves Le Fur, l'homme d'affaires, ex-play-boy, revenu dans sa vie. C'est moins fusionnel avec sa fille, Shanna, 30 ans, devenue photographe de tournages. "Je prends peut-être trop de place, souffle Maïwenn, l'œil marine soudain triste. Le rôle de mère est le plus merveilleux, et le plus dur."
Les enfants sont partis, plus de liens avec les parents, compliqué avec les copains du cinéma, Emmanuelle Bercot, Louis Garrel, jadis adorés, qu'elle ne voit plus. "Je suis sans doute trop exigeante…" Le seul qui ne l'a "jamais déçue", l'avocat Hervé Temime, vient de décéder brutalement. Les larmes perlent, elle les assèche de ses longs doigts d'elfe. Deux heures trente ont passé, le cidre est fini, le soleil décline. Goodbye Miss Maïwenn, du haut de son ciel, l'ami disparu est fier de vous.