Quentin Tarantino : “Je mets art et transgression sur un même plan”
Dans son livre “Cinéma Spéculations”, le cinéaste décortique ses films préférés, trame de son cinéma.
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Publié le 03-05-2023 à 07h56 - Mis à jour le 03-05-2023 à 11h57
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Quentin Tarantino l’a juré, craché : son dixième film, en préparation, sera le dernier. Dans l’intervalle, après une novellisation de son Il était une fois… à Hollywood, l’enfant terrible d’Hollywood, adulé par d’aucuns et adulescent assumé de 62 ans par ses goûts pas toujours recommandables, s’offre un début de reconversion avec Cinéma Spéculations, essai très personnel où il décortique les films d’action, les films violents, les films d’horreur, les films de sexe, les films d’auteur, bref les films de série B et Z qu’il a aimés dès son plus jeune âge. Partant, il révèle nombre de ses influences et scènes fondatrices – et se paie quelques têtes de Turcs (dont Truffaut, déjà ciblé par Quentin/Cliff dans Il était une fois…).
Un cinéphile précoce
C’est que, grâce à une mère cinéphile et pas regardante, et ses amants, le petit Quentin fut un cinéphile précoce. Moyennant un contrat simple (”tu ne mouftes pas pendant la séance, tu poses toutes les questions que tu veux après”), il a découvert à 11 ans, dans la même soirée, La Horde sauvage, de Sam Peckinpah, et Délivrance, de John Boorman, soit deux longs-métrages parmi les plus bruts de décoffrage du début des années septante (un viol homosexuel dans le second, tout de même…). Vaut son pesant de pop-corn son évocation de sa virée dans un cinéma de South LA (quartier chaud et afro-américain) avec le (provisoire) beau-père Reggie pour un marathon de Blaxploitation chaud boulette – alors “l’expérience la plus masculine” de sa jeune vie.
Alors non, voir des films violents n’a pas transformé QT en psychopathe – que les psys de comptoir et de plateaux télé rengainent leurs stéréotypes. Mais ça en a fait un enfant terrible du cinéma, cinéphile et réalisateur transgressif. “Je mets art et transgression sur un même plan” rappelle celui qui balaie souvent de manière anticipée toute remise en cause de son opinion (parfois péremptoire) ou de ses idoles d’un “j’en ai rien à foutre”.
Le cinéma réactionnaire
Imaginez les Reservoir Dogs de son film inaugural dissertant 6 heures 30 durant de leurs films préférés. Vous auriez les quelque 440 pages de Cinéma Spéculations, tchatche, bons mots et digressions incluses. Soit. Ses avis ne sont pas toujours déplacés. Le gaillard connaît ses classiques et a, suprême privilège, pu en parler avec des témoins de première main. Son analyse de Bullitt, de Guet-Apens et son portrait de Steve McQueen sont purs plaisirs.
On le suit dans son appréciation de films comme L’Inspecteur Harry, Légitime violence ou Massacre à la tronçonneuse : des divertissements qui caressent l’Amérique conservatrice de la fin des années 1960 dans le sens réactionnaire, effrayée qu’elle est par la révolution des mœurs ou les revendications des minorités. Cela n’enlève rien à l’efficacité, certes redoutable, de ces productions solides.
Regard oblique sur “Taxi Driver”
Son regard oblique sur le Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese est, aussi, stimulant à cette aune. Qu’il soit un de ses films cultes ne l’empêche pas d’épingler “l’hypocrisie” de la fin et du cinéaste. Scorsese se disait choqué d’entendre le public applaudir Robert De Niro, jouant un raciste, quand il tue tout ce qui bouge à la fin du film. Tarantino démontre comment le cinéaste, par son talent, fait monter la tension dans le seul but que le spectateur applaudisse au carnage de gens méprisables. Il rappelle que le personnage du mac (tenu par Harvey Keitel) était écrit pour un Noir et qu’en faire un Blanc, contre tout réalisme, perverti la cohérence du film. Travis est un “petit blanc” raciste et frustré. Mieux : selon Tarantino (et ça se tient), il n’est sans doute par un vrai vétéran du Vietnam. Juste un affabulateur (ce que le film montre), sans doute rejeté par l’armée, qui se la raconte…
On le suit, toujours, quand il voit dans les années 1970 une parenthèse, un miracle pour le cinéma, avec ses auteurs en liberté, ses personnages tourmentés, ses scénarios complexes, ses fins tristes ou immorales,… Selon lui, les années 1980 ont balayé cette créativité avec le retour d’une autocensure, ajoutant que c’est pire aujourd’hui avec des superhéros qui veillent sur une morale fracturée en communautés.
On apprécie, encore, son hommage au critique de seconde équipe du LA Times Kevin Thomas, soutier des films de genre, explorateur des marges, découvreur de talents émergents. On doute un brin, par contre, de sa théorie sur la carrière de Brian De Palma, qui serait passé de la contre-culture politique au film d’horreur voyeuriste par calcul commercial. Étonnamment, le Quentin, qui a croisé plein de gens à Hollywood, n’a jamais sondé l’intéressé – certes peu affable – sur le sujet. Mais la question mérite le débat.
Bavard et impénitent
Où le bât blesse-t-il alors ? D’une part, le bavard s’écoute un peu trop écrire. S’épanche parfois longuement sur des broutilles, digresse comme les fanfarons de ses films – avec le même mélange de vacuité (quel intérêt d’imaginer Taxi Driver réalisé par Brian De Palma ?) et de vanité (”Machin m’a confirmé que…”).
Si son analyse est pertinente sur l’anti-establishment des années 1970 et le sens des films du vrai Nouvel Hollywood, ironiquement l’adulescent de soixante-deux balais qu’est Tarantino oublie parfois qu’il fait lui-même partie, désormais, d’un establishment à l’aura déclinante (que reste-t-il du cinéma indé des années 1990 ?) et qu’il en reflète le point de vue dans ses réflexions.
Tarantino rappelle l’anecdote : fin des années 1960, un Dennis Hopper enivré par le succès inattendu d’Easy Rider aurait lancé à George Cukor, incarnation du “vieil Hollywood” un arrogant : “on va vous enterrer !”. Mais la lassitude du Nouvel Hollywood à l’égard des comédies romantiques de Cukor ou des westerns de John Ford et leur “étalage de suprématie blanche mâtinée de chauvinisme” ne vaut-il pas celui d’une nouvelle génération qui a fait la moue devant la fin révisionniste sinon réac d’Il était une fois… à Hollywood ? On devient toujours le vieux Cukor d’un autre, cher Quentin… Espérons que votre dixième et dernier film ne sera pas celui de trop.
-- > ★ ★ Quentin Tarantino | Cinéma Spéculations | Essai | traduit de l’anglais par Nicolas Richard | Flammarion | 448 pp., 25 €, numérique 17 €