Cannes à l’heure F comme Femme
Autour des quatre réalisatrices en Compétition : Céline Sciamma, Mati Diop, Justine Triet et Jessica Hausner.
Publié le 24-05-2019 à 07h46 - Mis à jour le 24-05-2019 à 07h47
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Autour des quatre réalisatrices en Compétition : Céline Sciamma, Mati Diop, Justine Triet et Jessica Hausner.À Cannes, quatre femmes (dont trois réalisatrices) et quatre hommes composent le jury de la Compétition. Des quatre jurys de la Sélection officielle, deux sont présidés par des hommes (Compétition et Caméra d’or) et deux par des femmes (Nadine Labaki à Un certain regard et Claire Denis à Cinéfondation). Vingt réalisatrices font partie de la Sélection officielle 2019 (4 en Compétition - 8 au Certain Regard - 3 en Séances spéciales - 5 aux courts métrages). Elles étaient 11 réalisatrices en 2018, 9 en 2016, 6 en 2015.
La question de la représentation des femmes est un sujet touchy. Certaines, sur l’air des quotas, exigent la parité ; d’autres répondent que les films d’hommes ou de femmes, ça n’existe pas ; il n’y a que des bons et des mauvais films.
Elles étaient quatre en Compétition en 2019, et c’est le signe que les lignes bougent. Et, si Céline Sciamma remportait la Palme, samedi soir, il n’y aura pas grand-monde pour dire complaisamment que c’est parce qu’elle est une femme.
Portrait de la jeune fille en feu
Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma (Tomboy, Bande de filles) fut un des meilleurs films de la 72e édition et son absence au palmarès serait un scandale. C’est l’histoire d’une jeune femme peintre qui se rend sur une île bretonne pour exécuter une commande : le portrait de la fille du manoir. Le travail s’annonce complexe, car le modèle refuse de poser pour un tableau destiné à son futur mari dans le cadre d’un mariage arrangé par sa mère. L’idée de cette dernière est de faire passer la peintre pour une dame de compagnie, qui aura le loisir de l’observer pour ensuite réaliser son portrait en secret. L’intensité du regard "professionnel" de l’artiste crée une tension troublante, équivoque, qui va révéler des émotions inattendues.
Portrait de la jeune fille en feu n’est pas le premier film à explorer la relation particulière entre le peintre et son modèle. Il y a déjà un chef-d’œuvre : La Belle Noiseuse de Rivette. L’originalité, c’est qu’ici, le modèle ne sait pas qu’il en est un et que c’est une femme qui observe une femme.
Céline Sciamma se montre douée pour la peinture des sentiments. Sa mise en scène évacue le superflu - intrigues, coup de théâtre, suspense, scandale - pour aller à l’essentiel : une activation des sens, la montée de sensations inconnues qui déstabilisent. Elle fait preuve de beaucoup de subtilité, grâce à un dialogue économe, à l’élégance vouvoyée et l’ambiguïté permanente. Dans un deuxième temps, alors que les personnages ont compris qu’il s’agissait d’une passion, elle recourt à la littérature, à Orphée et Eurydice, pour guider le regard du spectateur sur un amour qui connaît précisément sa date de péremption. Magistral.
Le point commun entre Céline Sciamma et Mati Diop, la réalisatrice d’Atlantique, c’est qu’elles partagent la même directrice photo, Claire Mathon, laquelle offre des images très différentes mais toujours en fusion avec le projet.
Celui de la jeune réalisatrice est plus plastique, ce qui a de quoi surprendre puisque le sujet est très réaliste. Ada et Souleiman sont deux adolescents de Dakar très amoureux. Mais Ada est promise à Omar et Souleiman a pris place dans une pirogue qui n’atteindra jamais l’Espagne.
Tout au long de ce double drame réaliste, Mati Diop s’emploie à suggérer une autre dimension. La brume, les embruns, la chaleur, la vapeur, la fièvre, le vent, le disque orange du soleil, la pulsion de l’océan : tout fusionne pour éveiller un univers parallèle, fantastique.
Une approche plus formelle ?
Le point commun entre Céline Sciamma, Mati Diop et Justine Triet ? Elles sont toutes les trois françaises.
Justine Triet est l’auteure de Victoria et maintenant de Sibyl avec, dans les deux cas, Virginie Efira dans le rôle principal. Après avoir été avocate dans Victoria, elle est, cette fois, écrivaine, mère, sœur, alcoolique, alcoolique anonyme, patiente analysée, coach…
Il arrive un moment où le spectateur ne sait plus bien si celle qu’il voit à l’écran est dans la réalité de la fiction ou dans la fiction de la réalité, dans le fantasme ou dans l’analyse.
Et si c’était un autoportrait de Justine Triet, celui d’une femme tiraillée entre ses multiples identités et que le tournage met sous une pression extrême, au point de ne plus les avoir tous les cinq en ligne ? Dire d’un film qu’il est confus ne relève pas du compliment. Mais quand le sujet est la confusion, il en va autrement. Sibyl sort demain sur les écrans belges. Dans une certaine confusion.
Quant à l’Autrichienne, Jessica Hausner, elle a tourné en anglais Little Joe, un film fantastique, genre savant fou, avec une phytogénéticienne qui a mis au point une fleur dont le parfum rend heureux. Surprise, l’invention ne va pas provoquer de monstrueuses allergies mais remplir son objectif, ce qui rend le film d’autant plus vénéneux.
S’il fallait trouver un point commun entre les quatre, il faudrait l’inventer. Mais trois d’entre elles témoignent d’une attention formelle nettement supérieure à celle des collègues masculins.