"La Dolce Vita", "Sous le soleil de Satan", "Pulp Fiction", "La vie d’Adèle"… Ces Palmes d’or qui ont suscité la polémique au Festival de Cannes
Addition de subjectivités, le palmarès des jurys cannois est parfois remis en cause ou objet de soupçons. Retour sur des cas emblématiques.
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Publié le 13-05-2023 à 20h17 - Mis à jour le 15-05-2023 à 10h50
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La compétition du 76e Festival de Cannes compte parmi ses vingt et un films Le Retour de Catherine Corsini. Sa sélection a soulevé une vague de protestations, suite à une plainte pour agression sexuelle et des accusations d'harcèlement et diverses humilitations durant le tournage. Le délégué général du Festival, Thierry Frémaux, prend donc le risque que la Palme d'or soit décernée à Le Retour par le jury présidé par Ruben Östlund (Triangle of Sadness) qui n'est pas du genre à redouter la provocation ou la polémique. Si Le Retour devait se retrouver au sommet du palmarès le 27 mai, elle rejoindrait un aréopage de palmes polémique.
Qu’est-ce qu’une Palme d’or polémique ? Un film politique, qui agace à gauche ou à droite ? Un film trop radical esthétiquement ? Un film trop académique ? Le film le moins bon de la sélection concernée ? Factuellement, une Palme d’or polémique divise les critiques qui ont vu le film au Festival et clive, parfois, l’opinion dans la foulée. Le verdict d’un jury de festival n’est pas une science exacte. Il est la somme (ou la soustraction) de subjectivités. Il peut être le fruit de compromis (bons ou mauvais), aussi.
En réponse à des soupçons de conflits d’intérêts, Thierry Frémaux a rappelé le fonctionnement du jury cannois au quotidien Le Monde, en 2012 : “Les règles sont claires : 9 jurés, une voix par personne, un vote [secret] à deux tours de scrutin par prix dont la liste est fixée par le règlement, et un palmarès établi en présence de Gilles et moi-même qui surveillons l’application des règles. Aucune manipulation possible.”
Et le grand patron de Cannes d’évoquer “de belles histoires de jurys”. “Qui sont toutes des débats d’idées, des emballements, des disputes. Et qui se terminent par des votes démocratiques s’appuyant sur des convictions. Comment penser qu’on puisse galvauder sa voix, sa pensée ? Personnellement, je n’ai jamais vu un juré lâcher prise.” Dont acte. Il est des années où, à voir la tête de certains jurés ou à lire entre les lignes du discours final de la personne qui préside, on perçoit que certains débats ont été vifs et que le palmarès final ne séduit pas tout le monde.
En son temps, même La Dolce Vita de Federico Fellini, Palme d’or décernée à l’unanimité du jury, a été hué massivement (les pro catholiques ont estimé le film immoral, ceux de l’autre bord l’ont jugé, au contraire, moralisateur…). Le film, aujourd’hui inscrit au patrimoine cinéphile, ne divise plus. Et paraît bien sage à l’aune des débats qui divisent nos sociétés. Rappel de cas emblématiques des quarante dernières années.
1987 : Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat
Plus proche de nous, on se souvient, alors simple spectateur, du tonnerre d’applaudissements couvert par une tempête de sifflets et de lazzis, qui accompagne la montée sur scène du réalisateur Maurice Pialat, venu chercher en 1987 la Palme d’or obtenue par Sous le soleil de Satan. Catherine Deneuve tempère les ardeurs. Le poing levé vers ses détracteurs, le réalisateur lance alors une réplique vibrante de colère et de défi bravache, restée dans les annales cannoises : “Je suis surtout content ce soir pour tous les cris et les sifflets que vous m’adressez. Si vous ne m’aimez pas, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus !”
1991 : Barton Fink des frères Coen
Le film des frères Coen a été le grand coup de cœur du président du jury Roman Polanski, très dirigiste, apprendra-t-on par la suite. En dehors de Barton Fink, Roman Polanski ne trouvait, semble-t-il, aucune grâce à aucun des films en compétition. La chose s’est fortement ressentie au moment du palmarès qui a accordé à Barton Fink non seulement la Palme d’or, mais aussi le prix de la mise en scène et celui du meilleur interprète (John Turturro). Il ne restait plus que des prix de “consolation” aux autres œuvres. Lors de la cérémonie de clôture, Lars von Trier, alors nouveau venu, dont le Europa était prix du jury ex aequo, n’a pas caché son déplaisir avec moins d’élégance que Pialat : il a remercié “le nain et le reste du jury” !
1994 : Pulp Fiction de Quentin Tarantino
Les Français aiment à penser que Tarantino est “né” à Cannes. Il y décroche en effet sa “carte” d’habitué dès Reservoir Dogs. Mais avant qu’il soit présenté en sélection officielle, hors compétition, en 1992, son premier film a fait sensation quatre mois plus tôt au Festival de Sundance, alors tête chercheuse du cinéma indépendant américain. Tarantino accède à la première des 24 marches du Festival, deux ans plus tard quand Pulp Fiction, sa première entrée en compétition, emballe le jury présidé par Clint Eastwood. Malgré un très bon accueil général, la surprise est grande tant ce film de genre et son réalisateur étaient considérés comme des outsiders. Quand le cinéaste, fou de joie, monte sur scène avec son casting, une festivalière hurle : “Quelle daube ! Quelle daube ! Putain fais chier !” Quand le réalisateur entame ses remerciements, la dame ne décolère pas : elle adresse au réalisateur (ou au jury ?)… un doigt d’honneur.
1995 : Underground d’Emir Kusturica
Underground retrace l’histoire de la Yougoslavie, de 1941 à 1992. Alain Finkielkraut, appuyé par Bernard-Henri Levy, s’en prend au film par voie de presse avant même la remise de la Palme. Les deux auteurs accusent le film de faire la propagande des Serbes alors que la guerre en Bosnie fait encore rage. La polémique s’envenime avec la réponse, par le même biais, du réalisateur. Les passions (très franco-françaises) s’embrasent sur la Croisette durant le Festival. Au moment de la remise des prix, Theo Angelopoulos, dont Le regard d’Ulysse était donné favori, est vexé de ne recevoir “que” le Grand prix et le signifie : “J’avais préparé un speech pour la Palme d’or. Je l’ai oublié maintenant. Je vous remercie pour votre accueil.” Comme bien des œuvres trop politiques, Underground a vieilli. Artistiquement parlant, son réalisateur n’a pas passé le cap des années 2000.
2004 : Farenheit 9/11 de Michael Moore
Plein de surprises, le palmarès du jury (dont Benoît Poelvoorde), présidé en 2004 par Quentin Tarantino, fait la surprise de notre envoyé spécial, Fernand Denis. Au sommet du podium, le brûlot contre le président George Bush JR, signé par Michael Moore, en étonne plus d’un alors que d’autres œuvres étaient données favorites dont Old Boy de Park Chan-wook et 2046 de Wong Kar-wai. Un soupçon émerge aussitôt : le pamphlet de Michael Moore est produit par Harvey Weinstein, découvreur et fidèle producteur de Quentin Tarantino. Y aurait-il eu collusion ? Fait unique dans l’histoire du Festival, le jury vient le lendemain défendre sa décision en conférence de presse. Quand, en 2012, un soupçon similaire pèsera sur le jury présidé par Nanni Moretti (qui partage le même distributeur avec quatre des six œuvres récompensée), Thierry Frémaux, délégué général du Festival, brise sur Twitter le sacro-saint secret des délibérations : “Michael Moore l’avait emporté 5 voix contre 4 contre Park Chan-wook. Il y a prescription : TARANTINO N’AVAIT PAS VOTÉ POUR MOORE”. Le temps a fait son œuvre : près de 20 ans plus tard, plus personne ne se soucie de Moore et de son film. Old Boy et 2046 sont des classiques vus et revus.
2013 : La vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche
“Le spectateur sort de ces trois heures avec des bleus (à l’âme), beaucoup d’admiration pour les comédiennes – Lea Seydoux et Adèle Exarchopoulos – et en se demandant si Kechiche lui fait confiance ou si, comme Oliver Stone, il pense qu’il faut beaucoup répéter, beaucoup secouer le spectateur pour qu’il comprenne” note Fernand Denis. La polémique commence dès le jour de la présentation du film à Cannes. Quand l’équipe du film monte les marches, la Spiac-CGT publie un communiqué dans lequel elle dénonce les conditions de tournage du film, entre journées harassantes et harcèlement moral.
Ces remous n’empêchent pas La vie d’Adèle de remporter la Palme d’or. Mais lors de la sortie du film, c’est au tour des deux actrices, Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, de livrer leur vérité. Elles racontent, elles aussi, un tournage difficile et évoquent Abdellatif Kechiche comme un “génie torturé”. La réponse du réalisateur, via un journaliste de Canal +, est cinglante : “Léa Seydoux est née dans le coton”. La petite-fille de Jérome Seydoux, le PDG du groupe français Pathé, clôt le débat : “Je n’ai pas critiqué Abdel Kechiche, j’ai parlé de son approche. On ne travaillera plus ensemble”.
2021 : Titane de Julia Ducournau
Titane est l’exemple type du film qui divise… pour de bonnes raisons : les partis pris assumés de son auteur. En l’occurrence, la cinéaste Julia Ducournau, dont c’était la première sélection en compétition officielle, après Grave, présenté à la Semaine de la Critique à Cannes en 2016. Violence, sexe, transhumanisme… : ce film choc plébiscité par le jury présidé par Spike Lee contient de nombreuses scènes très graphiques, qui ne sont pas forcément bien reçues par le public. Moins polémique est cette autre distinction : vingt-huit ans après La Leçon de Piano, de Jane Campion, Julia Ducournau est la première réalisatrice primée (mais ex aequo avec Adieu ma concubine de Chen Kaige). Même au sein de La Libre, on est partagé. “Titane est un film boursouflé, qui surjoue la pose et la provoc mais qui, finalement, n’a pas grand-chose à nous dire de la monstruosité qu’il revendique en étendard…” écrit notre envoyé spécial à Cannes, Hubert Heyrendt, tout en soulignant que “Titane est une vraie proposition de cinéma, indéniablement, et un film bien de son époque.” Cannes, c’est aussi l’art de cette alchimie.