Johnny Depp en ouverture, affaire Corsini, coup de gueule d'Adèle Haenel : le fond de l'air est frais pour l'ouverture du Festival de Cannes 2023
Les polémiques se bousculent déjà sur la Croisette. Elles reflètent un profond malaise au sein du cinéma français.
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Publié le 16-05-2023 à 09h04 - Mis à jour le 16-05-2023 à 11h59
On annonce de la grêle sur la Croisette ce 16 mai pour l'ouverture du 76e Festival de Cannes. Que les prédictions météorologiques se vérifient ou pas, un petit air glacial a précédé ces dernières semaines le "plus grand festival de cinéma du monde". En coulisses, le cinéma hexagonal peine à contenir ces polémiques dont le Festival est coutumier, sinon friand.
Acte I : Bien avant l'annonce de la sélection de son nouveau film, hors compétition, l'actrice et réalisatrice Maïwenn a suscité des interrogations lorsqu'elle a choisi Johnny Depp pour jouer Louis XV dans Jeanne du Barry, quelques mois après la victoire en justice de l'acteur face à son ex-femme Amber Heard, qui l’accusait de violences conjugales, viol et menaces de mort.
L'incongruité artistique de choisir une star américaine - à l'accent à couper au couteau - pour incarner un roi de France au milieu d'acteurs français laisse planer un doute sur les motivations de la réalisatrice de Polisse, notoirement opposée au féminisme. Jeanne du Barry fait l'ouverture du Festival de Cannes, offrant à l'acteur une relance de sa carrière sur tapis rouge.
Ajoutons encore au tableau la plainte pour agression déposée contre Maïwenn par Edwy Plenel, rédacteur en chef du site Médiapart, dont elle aurait tiré les cheveux dans un restaurant.
La revue spécialisée The Hollywood Reporter a, enfin, révélé que le film a bénéficié d'un cofinancement saoudien tardif. Celui-ci participe d'une politique d'autoréhabilitation que mène la monarchie du golfe depuis l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Cinq autres films cannois ont reçu des fonds saoudiens selon le Hollywood Reporter.
Acte II : La sélection en compétition officielle du film Le Retour de Catherine Corsini. Ce douzième long métrage de la réalisatrice de La Nouvelle Ève est arrivé précédé de remous. Le Centre national du cinéma (CNC) l’a privé d’une subvention de 680 000 euros en raison d’une scène de sexe avec une mineure sans l’avoir déclarée, comme c’est obligatoire, à une commission chargée d’étudier ces cas. Le CNC a même saisi le procureur de la République (le parquet ne s'est pas encore prononcé).
Un signal dévastateur envoyé aux victimes de violences sexistes et sexuelles."
L'épisode a déjà donné lieu à un feuilleton. Des mails anonymes ont été adressés au Festival, menaçant de "tout dire" si Le Retour y était sélectionné.
Le film a été soustrait de la Compétition avant son annonce, puis rajouté par le délégué général du Festival, Thierry Frémaux. Dans la foulée de cette annonce, le Collectif 50/50, œuvrant à la parité, l’égalité et la diversité dans le cinéma et l’audiovisuel, a dénoncé "un signal dévastateur envoyé aux victimes de violences sexistes et sexuelles" (Catherine Corsini et Maïwenn sont membre du collectif 50/50).
En cause, une scène de masturbation qui, selon nos confrères de Libération, n’apparaissait pas dans la version du scénario envoyée à la Commission des enfants du spectacle ni dans celle de la jeune actrice Esther Gohourou, âgée de 15 ans au moment du tournage.
La réalisatrice et sa productrice Elisabeth Perez ont reconnu dans un communiqué un "manquement administratif" et précisent que la scène a été rajoutée "avec l'accord" des jeunes comédiens du film. "Mais stoppons là les fantasmes !" ajoutent-elles, "les adolescents étaient habillés et la scène est filmée sur les visages."
Circulez, il n'y a rien à voir ? Pas tout à fait. Le communiqué élude une plainte pour agression sexuelle déposée pendant la préparation du tournage par une jeune actrice à l’encontre du coach qui lui faisait répéter une scène de danse. "Elle avait fait part de cette expérience à la cinéaste, a été suspendue puis remerciée peu après" lit-on dans Libération qui a recueilli divers témoignages.
Acte III : L'actrice Adèle Haenel (34 ans, 23 films, deux César) annonce qu'elle se met "en grève du cinéma" dans une lettre à l'hebdomadaire Télérama publiée le 9 mai. Il y a trois ans, l'actrice de Portrait de la jeune fille en feu quittait avec éclat la cérémonie des César pour protester contre le sacre de Roman Polanski. Depuis, elle s'était faite rare sur les écrans, ce qui a amené Télérama à s'interroger.
L'actrice, révélée en 2007 à Cannes dans Naissance des pieuvres, premier film de Céline Sciamma, dénonce "la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels". Il y a un an, elle fustigeait, dans un entretien au magazine culturel autrichien FAQ, une industrie cinématographique "absolument réactionnaire, raciste et patriarcale".
L’industrie cinématographique est absolument réactionnaire, raciste et patriarcale."
Le "tous pourris" d'Adèle Haenel, sur fond de radicalisation, suscite l'incompréhension du secteur - même si certains professionnels saluent "le courage" de l'actrice. Cette discrétion contraste avec l'habituel et sinistre déchaînement de haine à l'encontre de l'actrice sur les réseaux sociaux.
Le rapport avec Cannes ? Il est suggéré dans la lettre d'Adèle Haenel : "On attend de voir si les pontes du cinéma comptent – comme les sponsors de l’industrie du luxe – sur la police pour que tout se passe comme d’habitude sur les tapis rouges du Festival de Cannes."
La comédienne souligne les incohérences d'un secteur qui dénonce régulièrement le cynisme du néolibéralisme - comme dans le film Sans filtre de Ruben Östlund couronné de la Palme d'or l'an dernier - tout en y participant ou en profitant. (Johnny Depp a signé après son procès un contrat record de 20 millions de dollars pour la promotion d'un parfum.)
Autre paradoxe : Le Festival de Cannes, régulièrement critiqué pour l'absence de réalisatrices dans sa sélection officielle, en dénombre un record de sept en Compétition, cette année. Il est ironique que ce soit précisément de cette moitié-là de la salle que surgisse les premières polémiques.