“Anatomie d’une chute”, la brillante dissection d'un couple par Justine Triet
À l’issue d’une Compétition de haut vol, le jury du 76e Festival de Cannes a composé un palmarès quasi sans faute. Même si beaucoup voyaient Jonathan Glazer s’imposer avec “The Zone of Interest”, qui repart avec le Grand Prix du jury.
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- Publié le 27-05-2023 à 23h03
- Mis à jour le 07-06-2023 à 10h45
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Ce samedi soir en clôture du 76e Festival de Cannes, avant la présentation du film de clôture, le décevant Élémentaire de Pixar, la Palme d’or a été attribuée à Anatomie d’une chute, brillante dissection d’un couple en crise par le biais du thriller signée Justine Triet. Une onzième Palme d’or pour la France, mais surtout une troisième Palme remise à une réalisatrice, après la Française Julia Ducournau (membre du jury cette année) pour Titane en 2021 et la Néo-Zélandaise Jane Campion pour La Leçon de piano en 1993.
Cette Palme a été remise par une légende hollywoodienne, Jane Fonda. À 85 ans, l’actrice américaine s'est souvenue, sur scène, de sa première visite sur la Croisette en 1963. “Beaucoup d’entre vous n’étaient même pas nés… À l’époque, il n’y avait aucune femme réalisatrice en Compétition et on n’avait même pas remarqué qu’il y avait quelque chose d’anormal. Il reste du chemin à parcourir, mais cette année, sept réalisatrices étaient en Compétition. C’est historique, mais un jour ça paraîtra tout à fait normal…”
Faisant monter sur scène son coscénariste et compagnon Arthur Harrari (réalisateur d’Onoda – 10 000 nuits dans la jungle, présenté à Cannes en 2021) et sa fabuleuse actrice Sandra Hüller, Justine Triet a livré un discours très engagé, qui a déstabilisé une partie de l’assistance, qui ne s'attendait pas à une telle diatribe contre le gouvernement d'Emmanuel Macron. “Cette année, le pays a été traversé par une contestation historique, extrêmement puissante, de la réforme des retraites. Une contestation niée et réprimée de façon choquante. Ce schéma de domination s’applique dans plusieurs domaines et le cinéma n’y échappe. La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française. Cette exception culturelle française qui m’a permis d’être là ce soir. Ce prix, je le dédie à toutes les jeunes réalisatrices et à tous les jeunes réalisateurs. Nous devons leur faire une place. Cette place que j’ai prise il y a 15 ans dans un monde un peu moins hostile, où l’on pouvait encore se tromper et recommencer… ”, a lancé la cinéaste, sous les acclamations du public.

Un palmarès concis
Présidé par le cinéaste suédois Ruben Östlund, vainqueur l’année dernière pour sa comédie trash sur la lutte des classes Sans filtre, le jury a composé un palmarès quasi parfait, concis, sans ex æquo ou prix spécial (même pour le vieux Ken Loach qui, à 86 ans, faisait ses adieux au cinéma avec The Old Oak). Des vingt et un films en lice dans une Compétition de très haut niveau, le jury a fait ressortir les plus marquants. Même si quelques noms manquent à l’appel, comme ceux de la Tunisienne Kaouther Ben Hania pour le magnifique Les Filles d’Olfa (qui a reçu par ailleurs l’Oeil d’or du meilleur documentaire) ou l’Italienne Alice Rorhwacher pour l’envoûtant La Chimère).
Film-choc de ce 76e Festival de Cannes et annoncé comme grand favori pour la Palme, The Zone of Interest de Jonathan Glazer a finalement remporté le Grand Prix du jury. Impossible en effet de passer à côté de cette évocation, formellement époustouflante, de la vie quotidienne du directeur des camps d’Auschwitz Rudolf Höss et de sa famille. Un film qui nous parle d’aujourd’hui, de la banalité du mal et de notre surdité à la détresse des autres. Le cinéaste britannique a bien entendu salué la mémoire de Martin Amis, décédé le jour de la présentation à Cannes de l’adaptation de son roman.

À l’occasion de la remise de ce Grand Prix, Quentin Tarantino (Palme d’or 1994 pour Pulp Fiction) est monté sur scène pour saluer Roger Corman, le producteur américain qui a lancé la carrière de Jack Nicholson ou de Francis Ford Coppola avec ses films de séries B, voire Z. “Cannes enfin !, a exulté ce vieil homme de 97 ans face à une salle debout. Et quelle joie de partager cette scène avec Quentin. Mon cinéma est plein d’excès, de rires… J’ai l’impression que Cannes l’est aussi. C’est le plus intéressant festival au monde et vous avez tous la chance d’en faire partie…”
Comme Anatomie d’une chute, The Zone of Interest est porté par Sandra Hüller. Pour sa “malchance”, l’Allemande (révélée à Cannes par Maren Ade dans Toni Erdmann en 2016) était à l’affiche de deux des meilleurs films de la Quinzaine et n’a donc pas empoché le prix de la meilleure actrice. Lequel a récompensé la Turque Merve Dizdar (visiblemen la première surprise), pour son rôle d’une professeure engagée, ayant perdu une jambe dans un attentat, dans le magique Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan.

Le Japon à la fête
Du côté des messieurs, pas de surprise par contre. Le prix d’interprétation a été remis à Koji Yakucho, magnétique dans un rôle quasi mutique dans le sublime Perfect Days de Wim Wenders. Vu dans L’Anguille de Shôhei Imamura (Palme d’or en 1997) ou Babel d’Alejandro González Iñárritu, l’acteur japonais y incarne, avec une profonde humanité, le responsable de l’entretien des toilettes publiques de Tokyo, un homme qui a choisi de trouver le bonheur dans une vie simple. Un film magique, touché par la grâce, où le cinéaste allemand pavient à se réinventer en se frottant au souvenir d'Ozu...

Autre Japonais récompensé ce samedi soir, Yûji Sakamoto a reçu le prix du scénario pour le très beau Monster d’Hirokazu Kore-eda. Lequel est venu chercher la récompense à la place de son scénariste, des mains de l’acteur américain John C. Reilly (président cette année du jury Un Certain Regard, qui a, de son côté, offert son grand prix à How to Have Sex, premier film de la jeune Anglaise Molly Manning Walker). Un prix est amplement mérité ! En reprenant la structure de Rashômon d’Akira Kurosawa, Monster nous en effet offre trois points de vue différents, pour approfondir à chaque fois une affaire de harcèlement scolaire, jusqu’au mélodrame.

Ode à la cuisine française et à l’amour
Autre prix logique, celui de la mise en scène offert à Tran Anh Hùng pour La Passion de Dodin Bouffant. Avec ses airs d’éternel adolescent, le cinéaste vietnamien de 60 ans a remercié ses acteurs, Juliette Binoche et Benoît Magimel, mais aussi sa femme Tran Nu Yen Khe, “qui m’a offert sa beauté quotidiennement et son talent”. Celle qui fut son actrice dans L’Odeur de la papaye verte (1993), Cyclo (1995) ou À la verticale de l’été (2000) a assuré la direction artistique de cette sublime adaptation du roman de Marcel Rouff, qui met en scène avec une sensualité folle la cuisine classique française et, à travers elle, la relation qui se noue entre un gastronome du XIXe siècle et sa cuisinière.

Enfin, le prix du jury est quant à lui allé à Aki Kaurismäki pour Les Feuilles mortes, sorte de synthèse de l’œuvre du réalisateur finlandais de 66 ans, 22 ans après son Grand Prix pour Grand Prix du jury pour L’Homme sans passé.
Comme le disait la maîtresse de cérémonie Chiara Mastroianni dans son discours introductif, le Festival de Cannes se termine. C’est maintenant aux spectateurs de faire vivre tous ces films présentés cette année sur la Croisette dans les salles obscures… Cela tombe bien puisque, cette année, plus de quarante films présentés dans les différentes sections du festival ont déjà un distributeur belge…

Le Palmarès 2023
Compétition
- Palme d’or : Anatomie d’une chute de Justine Triet (France)
- Grand Prix du jury : The Zone of Interest de Jonathan Glazer (Grande-Bretagne/Allemagne)
- Prix du meilleur réalisateur : Tran Anh Hùng pour La Passion de Dodin Bouffant (France)
- Prix du meilleur acteur : Koji Yakucho dans Perfect Days de Wim Wenders (Japon/Allemagne)
- Prix de la meilleure actrice : Merve Dizdar dans Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan (Turquie)
- Prix du meilleur scénario : Yûji Sakamoto pour Monster d’Hirokazu Kore-eda (Japon)
- Prix du jury : Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki (Finlande)
- Prix du jury œcuménique : Perfect Days de Wim Wenders (Japon/Allemagne)
- Mention spéciale du jury œcuménique : The Old Oak de Ken Loach (G.-B./Belgique)
- Prix Fipresci de la presse internationale : The Zone of Interest de Jonathan Glazer (Grande-Bretagne/Allemagne)
- Queer Palm : Monster d’Hirokazu Kore-eda (Japon)
- Palme d’or d’honneur : Michael Douglas, Harrison Ford
- Palme d’or du court métrage : 27 de Flóra Anna Buda (France/Hongrie)
- Mention spéciale court métrage : Fár de Gunnur Martinsdóttir Schlüter (Islande)
Un Certain Regard
- Prix Un Certain Regard : How to Have Sex, de Molly Manning Walker (Grande-Bretagne)
- Prix du jury : Les Meutes de Kamal Lazraq (Maroc/France/Belgique)
- Prix New Voice : Augure de Baloji (Belgique/Congo)
- Prix d’Ensemble : La Fleur de Buriti de João Salaviza&Renée Nader Messora
- Prix de la Liberté : Goodbye Julia de Mohamed Kordofani (Soudan/France)
- Prix de la Mise en Scène : Asmae El Moudir pour La Mère de tous les mensonges (Maroc)
- Prix Fipresci de la presse internationale : Les Colons de Felipe Gálvez (Chili)
Quinzaine des cinéastes
- Caméra d’or du meilleur premier film : L’Arbre aux papillons d’or de Pham Thien An (Vietnam/France/Espagne)
- Carrosse d’or : Souleymane Cissé (Mali)
- Prix SACD : Un prince de Pierre Creton (France)
La Semaine de la critique
- Grand Prix : Tiger Stripes d’Amanda Nell (Malaisie)
- Prix French Touch du jury : Il pleut dans la maison de Paloma Sermon Daï (Belgique)
- Prix Fondation Louis Roederer de la révélation : Jovan Ginić dans Lost Country de Vladimir Perišić (Serbie)
- Prix Fondation Gan à la diffusion : Inshallah un fils d’Amjad Al Rasheed (Jordanie)
- Prix SACD : Le Ravissement d’Iris Kaltenbäck (France)
- Prix Découverte Leitz Cine : Boléro de Nans Laborde-Jourdàa (France)
- Prix Canal + : Boléro de Nans Laborde-Jourdàa (France)
Divers
- Caméra d’or du meilleur premier film : L’Arbre aux papillons d’or de Pham Thien An (Vietnam/France/Espagne), présenté à la Quinzaine des Cinéastes
- Œil d’or du meilleur documentaire : Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania (Tunisie), ex aequo avec Kadib Abyad d’Asmae el Moudir (Maroc)
- Prix Fipresci de la presse internationale du meilleur premier ou deuxième film (Quinzaine/Semaine) : Levante (Power Alley) de Lillah Halla (Brésil/Uruguay/France)
- Palm Dog : Messy, le border collier d’Anatomie d’une chute de Justine Trier (France)
- Grand Prix du jury Palm Dog : le chien des Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki (Finlande)
- Grand prix d’honneur Palm Dog : Ken Loach, “pour l’intégralité de sa carrière”, et une mention spéciale pour The Old Oak
- Prix de l’incroyable performance Palm Dog : Susie dans Vincent doit mourir de Stéphan Castang (Semaine de la critique)