Avec “Pauvres créatures”, la Mostra de Venise 2023 récompense l’audace et l’intelligence
Samedi soir, en clôture du 80e Festival du film de Venise, le jury de Damien Chazelle ne pouvait passer à côté du film de Yorgos Lanthimos, au-dessus du lot… Sans surprise, le grand favori a décroché le Lion d’or.
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- Publié le 10-09-2023 à 11h35
- Mis à jour le 11-09-2023 à 12h33
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Ce samedi soir, avant la projection du film de clôture Le Cercle des neiges (cf. ci-dessous), le jury de la Mostra del Cinema a rendu son verdict. Présidé par le cinéaste américain Damien Chazelle (La La Land, Babylon), celui-ci a logiquement sacré le film qui a dominé cette 80e édition : Pauvres créatures (Poor Things) de Yórgos Lánthimos.
Proposant une relecture subtile du mythe de Frankenstein, d’après le roman homonyme de l’Écossais Alasdair Gray, Pauvres créatures est une réussite flamboyante. Après La Favorite (déjà présenté à Venise), Lanthimos poursuit dans la ligne d’un cinéma international grand public, mais que l’auteur d’ovnis comme Canine ou Alpis parvient à pervertir par une tonalité très particulière… Avec la complicité d’une Emma Stone très impliquée dans ce rôle de femme-enfant découvrant la sexualité et la vie, le cinéaste grec signe une fantaisie existentielle époustouflante, à la fois drôle et profonde.
Le genre et le noir et blanc
En accordant le Lion d’or à Pauvres créatures, Chazelle salue au passage deux des grandes lignes de force de cette 80e Mostra de Venise : l’omniprésence du cinéma de genre et le retour du noir et blanc, magnifié notamment dans The Theory of Everything de l’Allemand Timm Kröger. Le jury a d’ailleurs salué un autre film en noir et blanc, en offrant, contre toute attente, le prix du scénario aux Chiliens Pablo Larraín et Guillermo Calderon pour El Conde, comédie horrifique bavarde imaginant Pinochet en vampire. Il s’agissait pourtant de la production Netflix la plus faiblarde de la Compétition, aux côtés de Maestro, biopic classique de Leonard Bernstein de et avec Bradley Cooper, et de The Killer, thriller mécanique de David Fincher. Lequel a déçu, tout comme Michael Mann avec son Ferrari.
Le jury est par ailleurs passé complètement à côté de l’autre grand film de cette 80e Mostra, La Bête de Bertrand Bonello, d’après Henry James, avec une sublime Léa Seydoux, qui aurait pu prétendre au prix d’interprétation. La Coupe Volpi de la meilleure actrice a finalement été remise à la jeune Américaine Cailee Spaeny pour son interprétation de Priscilla Presley, dans une évocation de sa difficile existence aux côtés d’Elvis. Un film inspiré, qui marque le retour en forme de Sofia Coppola et qui, par son approche féministe, écorne largement l’image du King.

Sarsgaard, le roi du Lido
Le véritable roi du Lido, c’était cette année Peter Sarsgaard, à l’affiche de trois films, dont le magnifique Memory du Mexicain Michel Franco, dernier film montré en Compétition vendredi soir. Face à Jessica Chastain, l’acteur est épatant de justesse et d’humanité dans le rôle d’un homme atteint de démence. Sur la scène de la Sala Grande du Palazzo del Cinema, sous les yeux émus de sa femme, l’actrice et réalisatrice Maggie Gyllenhaal, l’Américain s’est montré solidaire de ses collègues en grève. Il s’est notamment dit particulièrement inquiet face au développement de l’intelligence artificielle, antinomique avec le métier d’acteur, qui consiste à convoyer des émotions humaines…

Comme à Cannes il y a deux ans avec Drive My Car, Ryusuke Hamaguchi a, lui, empoché le grand prix pour le très beau Evil Does Not Exist. Le Japonais a notamment remercié la chanteuse et compositrice Eiko Ishibashi, à l’origine de ce film délicat et complexe, qui explore le quotidien d’une communauté rurale face à l’arrivée de promoteurs tokyoïtes venant menacer leur fragile équilibre avec la nature. Avec ce nouveau prix majeur, le cinéaste s’impose définitivement comme la nouvelle grande voix du cinéma nippon contemporain.

La question des réfugiés
Si Evil Does Not Exist était l’un des rares films à aborder la question environnementale cette année à Venise, le thème des réfugiés était, lui, très présent. Et ce, dès le film d’ouverture Comandante, avec Pierfrancesco Favino. Le jury vénitien ne s’y est pas trompé en saluant à trois reprises des films traitant le sujet. Agnieszka Holland a ainsi reçu un prix spécial du jury pour The Green Border, drame en noir et blanc intense dans lequel la Polonaise dénonce sans ménagement la politique menée par son pays et par l’Union européenne à la frontière avec la Biélorussie, où les réfugiés sont renvoyés d’un pays à l’autre et meurent par centaines… La cinéaste a dédié son prix aux activistes qui leur viennent en aide.

De très loin le meilleur des six films italiens en Compétition cette année, Moi Capitaine (Io Capitano) a quant à lui obtenu deux prix. Celui du meilleur jeune comédien pour le Sénégalais Seydou Sarr, qui campe un gamin traversant l’Afrique et l’enfer pour tenter de rejoindre l’Europe. Tandis que Lion d’argent de la mise en scène salue la maestria de Matteo Garrone, qui met toute la puissance de son cinéma (Gomorra, Dogman…) au service d’un récit profondément humaniste et empathique, qui a également décroché quatre prix parallèles. Le cinéaste italien a d’ailleurs fait monter sur scène Kouassi Pli Adama Mamadou, qui travaille dans un Centre d’accueil de migrants à Caserta et qui a, en partie, inspiré le parcours des personnages du film. Tandis que le cinéaste a eu une pensée pour le Maroc, où a été tourné en grande partie Moi Capitaine, alors que le pays compte ses morts au lendemain du violent tremblement de terre qui a ravagé la région de Marrakech.

La Belge Delphine Girard récompensée
À travers The Green Border et Moi Capitaine, c’est aussi un peu le cinéma belge qui est récompensé à Venise, puisqu’il s’agit de deux coproductions avec notre pays. Présente pour la première fois en Compétition d’un grand festival, la Flamande Fien Troch avait, elle, repris l’avion dès le samedi matin, sachant qu’elle ne serait pas appelée, le soir, à monter sur scène pour Holly, un très beau film mais sans doute un peu trop “petit” pour espérer figurer au palmarès. Sa jeune comédienne de 17 ans, Cathalina Geraerts, a néanmoins été saluée par un jury de journalistes, qui lui ont décerné le prix Bisato d’Oro de la meilleure interprétation.
Seul autre film belge présent à Venise, Quitter la nuit de Delphine Girard a, de son côté, enchanté dans la section parallèle Giornate degli Autori, où il a reçu le prix du public. À l’issue d’une Mostra, handicapée par la grève des acteurs hollywoodiens, qui l’a privée de nombreuses stars, Emma Stone, Mark Ruffalo, Carey Mulligan, Bradley Cooper, Michael Fassbender et bien d’autres ne pouvant venir assurer la promotion de leurs films sur le Lido.

Enfin, malgré quelques manifestations sporadiques – on a ainsi pu voir l’actrice franco-grecque Ariane Labed (l’épouse de Yorgos Lanthimos) avec l’inscription “No more honors for agressors” tatouée sur le torse, lors du photo-call du film The Vourdalak à la Semaine de la Critique -, les trois réalisateurs problématiques invités cette année à Venise, Luc Besson (Dogman), Woody Allen (Coup de chance) et Roman Polanski ont pourtant été accueillis plutôt chaleureusement… C’est d’autant plus incompréhensible pour le dernier qui, avec le nullissime The Palace, a livré un film indigne de figurer dans un festival majeur comme Venise…

Film de clôture : Survivre dans les Andes
La 80e Mostre de Venise s’est clôturée, samedi soir, avec La sociedad de la nieve** (Le Cercle des neiges) de J.A. Bayona, qui revient sur le tragique crash du vol Fuerza Aérea Uruguaya 571 dans les Andes, le 13 octobre 1972, dont seize passagers parviendront à survivre durant plus de deux mois grâce à la pratique de l’anthropophagie.
Si ce tragique fait divers est surtout connu pour sa composante de cannibalisme, le réalisateur espagnol refuse toute forme de complaisance sur ce point, en montrant le moins possible, pour se concentrer sur le voyage intérieur de ces hommes, sur le sens de la communauté qu’ils ont développé pour tenir aussi longtemps prisonniers d’une nature hostile… Tiré du livre de Pablo Vierci, un ancien camarade des victimes de ce crash – une équipe de rugby uruguayenne qui se rendait à Santiago du Chili -, Le Cercle des neiges est un film très digne.
Découvert en 2008 avec l’excellent film d’horreur L’Orphelinat et, depuis, à la barre de grosses productions comme The Impossible (déjà une histoire de survie en 2017, avec Naomi Watts et Ewan McGregor tentant d’échapper à un tsunami), et Jurassic World : Fallen Kingdom (2018), le cinéaste espagnol ne renonce pas au spectaculaire pour décrire le crash et la difficulté des conditions de survie des personnages. Son film a malheureusement tendance à s’étirer en longueur (2h24), sans renouveler ses enjeux.
À découvrir prochainement, non pas au cinéma, mais en streaming sur Netflix.

Le Palmarès de la 80e Mostra de Venise
Compétition
- Lion d’or du meilleur film : Pauvres créatures de Yórgos Lánthimos (Grande-Bretagne/États-Unis)
- Lion d’argent – Grand Prix du Jury : Evil Does Not Exist de Ryusuke Hamaguchi (Japon)
- Lion d’argent de la meilleure réalisation : Matteo Garrone pour Moi Capitaine (Italie/Belgique)
- Coupe Volpi de la meilleure actrice : Cailee Spaeny dans Priscilla de Sofia Coppola (États-Unis/Italie)
- Coupe Volpi du meilleur acteur : Peter Sarsgaard dans Memory de Michel Franco (Mexique)
- Prix du meilleur scénario : Guillermo Calderon et Pablo Larrain pour El Conde de Pablo Larrain (Chili)
- Prix spécial du jury : The Green Border d’Agnieszka Holland (Pologne/Belgique)
- Prix Marcello Mastroianni du jeune espoir : Seydou Sarr dans Moi Capitaine de Matteo Garrone (Italie/Belgique)
- Prix Fipresci de la presse internationale : Evil Does Not Exist de Ryusuke Hamaguchi (Japon)
Divers
- Ours d’or d’honneur : la cinéaste italienne Liliana Cavani et l’acteur chinois Tony Leung Chiu-wai
- Prix du public des Giornate degli Autori : Quitter la nuit de Delphine Girard (Belgique)
- Bisato d’Oro de la meilleure interprétation : Cathalina Geraerts dans Holly de Fien troch (Belgique)