Kaouther Ben Hania : “Être des filles de Ben Ali les a préparées à l’oppression qui a suivi en Tunisie”
Dans “Les Filles d’Olfa”, qui sort en salles ce mercredi, la cinéaste tunisienne dresse le portrait d’une mère et de ses quatre filles. Un documentaire époustouflant sur ce qu’est être une femme en Tunisie au lendemain de la Révolution de Jasmin.
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- Publié le 13-09-2023 à 09h17
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En mai dernier, Kaouther Ben Hania était présente pour la première fois en Compétition à Cannes avec Les Filles d’Olfa — une première pour un film tunisien depuis Une si simple histoire d’Abdellatif Ben Ammar en 1970. Absent du palmarès du 76e Festival de Cannes concocté par le jury du Suédois Ruben Östlund, ce documentaire est pourtant passionnant.
La réalisatrice de La Belle et la Meute en 2017 y aborde à nouveau la condition de la femme en Tunisie, à travers le portrait d’Olfa Hamrouni et de ses quatre filles, dont deux, absentes du champ, et remplacées par des comédiennes. Tandis que la grande actrice Hend Sabri (cf. ci-dessous) campe Olfa dans les scènes de reconstitution. Dans un jeu très fécond d’allers-retours entre la fiction et la réalité.
Comment en êtes-vous arrivée à cette forme hybride pour raconter l’histoire d’Olfa et de ses filles ?
Ça a été un long processus. J’ai commencé à réfléchir à ce film et à le tourner en 2016. Au début, j’explorais la vie d’Olfa et de ses filles, mais j’ai rapidement compris que je ne pourrais pas le faire de cette façon, car ce qui m’intéressait appartenait déjà au passé. Comment ramener le passé dans le présent ? Je réfléchissais au cliché de la reconstitution dans le documentaire, avec des acteurs. Je me suis dit que je devais utiliser ce cliché en le détournant. Quand je fais de la fiction, les acteurs me posent énormément de questions sur leur personnage. Je trouvais intéressant d’amener des acteurs face à de vrais personnages, pour les sortir de leur zone de confort, car ils ne jouent pas un personnage écrit sur papier, et filmer cette interaction. Notamment dans les scènes où les vraies personnes dirigent les acteurs, en leur disant quoi faire, alors que ça, c’est mon boulot normalement. Il y a quelque chose de brechtien, de l’ordre de la distanciation.
Pour ce film, j’ai réfléchi au cliché de la reconstitution dans le documentaire.
Quelle a été la part d’improvisation sur le tournage ?
J’ai écrit un scénario, mais ce n’est pas vraiment scénarisé. J’en savais beaucoup sur la vie d’Olfa, elle m’a beaucoup parlé de son passé. J’ai écrit des petites scènes autour des moments intéressants de sa vie, juste pour structurer le tournage, pour savoir quoi faire sur le plateau. Et puis j’ai laissé la scène ouverte à l’expérimentation. Je filmais et je les laissais interagir. Mais ce sont eux à l’écran, même les acteurs ne jouent pas. C’est un documentaire sur Olfa et ses filles, mais aussi sur le jeu d’acteur.
Pourquoi avoir demandé à Majd Mastoura d’incarner tous les personnages masculins du récit ?
Je voulais me concentrer sur les personnages féminins. De plus, j’avais l’impression que les hommes de leur vie avaient presque tous le même profil. Je voulais tout simplifier : un décor, une petite équipe… Car ce qui m’intéressait, c’était l’introspection, le voyage thérapeutique.

À un moment, Mastoura se dit incapable de jouer une scène particulièrement dure. C’est de la mise en scène ?
Non ! Dans des moments comme celui-là, le film m’échappe, je ne contrôle plus rien. J’adore être surprise dans le documentaire, à la différence de la fiction, où on contrôle tout. À ce moment-là, moi aussi, je me suis sentie confuse, je me suis demandé si je n’allais pas trop loin. Et puis une des filles me dit : “Ramène-le. Je veux qu’il m’aide à raconter cette scène ! Si c’est plus facile pour lui, dis-lui que je ne fais que réciter des répliques que j’ai apprises, que je joue…” Ça m’a époustouflée ! Au début, elle dit : “Ce film va rouvrir une blessure.” Mais elle a eu le courage de rouvrir cette blessure et elle a insisté pour le faire. C’est pourquoi j’ai gardé la scène au montage.
Le cinéma est un excellent outil pour l’empathie.
Ces jeunes filles sont incroyablement belles, rayonnantes malgré leur vécu difficile. Comment avez-vous abordé la question de la beauté à l’écran ?
J’aime filmer les visages ; je voulais vraiment capturer leur beauté. Quand elles ont vu le film, elles m’ont dit : “Tu nous as rendues belles.” Elles étaient choquées, car elles ne se pensent pas belles. Elles m’ont souvent surprise. Quand elles me racontent des histoires dures en riant, c’est incroyable. Elles ont un immense désir de vie.
Comment avez-vous tissé une relation de confiance avec ces jeunes filles pour qu’elles parlent face caméra de sujets si délicats ?
Quand nous avons commencé à tourner, je les connaissais déjà depuis de nombreuses années ; elles m’avaient déjà presque tout dit de leur vie. Nous avions déjà cette relation forte. Et puis elles savent parler ; elles sont courageuses. Comme Olfa, ce sont de vraies conteuses. Le tournage a été une montagne russe d’émotions, mais ça en valait la peine.
Le film aborde une forme d’héritage de la violence, qu’Olfa semble transmettre à ses filles…
À un moment, Olfa parle d’une malédiction, quand elle fait à sa fille ce que sa mère lui avait fait. C’est universel. Nous transmettons à nos enfants nos traumatismes, même de façon inconsciente. Olfa a été élevée dans un milieu très dur. Au début du film, elle raconte qu’elle devait se couper les cheveux pour ressembler à un homme. D’une certaine façon, elle incarne le patriarcat et opprime sa propre fille. Ça, elle l’a compris pendant que nous faisions le film.
Le tournage a été une montagne russe d’émotions. Mais ça en valait la peine.
Le film aborde l’histoire récente de la Tunisie, et notamment la condition des femmes depuis la chute de Ben Ali et la vague islamiste qui a suivi…
J’ai été surprise par l’impact de l’histoire tunisienne récente dans la vie d’Olfa et de ses filles. Tous les Tunisiens ont été impactés, parce que le changement a été radical : nous sommes passés de la dictature à une sorte de démocratie, à la liberté d’expression. Au moment de la Révolution, Olfa se dit : “Pourquoi seule la Tunisie peut faire la révolution ? Moi aussi, j’ai envie !” Elle a donc divorcé. Elles étaient éprises de liberté. Les filles deviennent gothiques ; l’une d’elles a un petit ami… Et puis il y a un retour du refoulé.
Chez Olfa, on sent presque une nostalgie de l’époque Ben Ali…
Oui. Elle dit : “À l’époque, c’était des filles de Ben Ali…” Inconsciemment, être des filles de Ben Ali les a préparées à l’oppression qui a suivi en Tunisie. C’est la célèbre citation de Gramsci : “Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur, surgissent les monstres.” Il parlait de l’Europe, mais c’est vrai pour de nombreux événements historiques. En Tunisie, l’ancien monde était en train de mourir, le nouveau n’était pas encore là. Des monstres sont donc apparus. C’est dans ce contexte qu’ont grandi les filles d’Olfa. Le lien entre l’histoire intime et la grande Histoire m’intéressait beaucoup.

Bio-express : Kaouther Ben Hania
Née à Sidi Bouzid en 1977, Kaouther Ben Hania est l’une des voix nouvelles du cinéma tunisien, qui a émergé au lendemain de la Révolution de Jasmin, au tournant des années 2010. Formée à l’École des arts et du cinéma de Tunis, cette cinéaste aussi à l’aise en arabe qu’en français ou en anglais, a abordé des questions qui fâchent en Tunisie dès son premier long métrage Le Challat de Tunis en 2014, qui revenait sur un sordide fait divers : un homme balafrant des jeunes femmes au couteau dans la rue. Trois ans plus tard, la cinéaste signe un deuxième film absolument glaçant : La Belle et la Meute, où elle met en scène une jeune étudiante victime d’un viol lors d’une soirée qui, face aux institutions tunisiennes (représentées par la police et l’hôpital), va devenir la coupable de ce qui lui est arrivé…
Kaouther Ben Hania s’égarait ensuite dans L’Homme qui a vendu sa peau (2020), thriller psychologique coproduit en Belgique, avec Monica Bellucci et Koen De Bouw… S’il posait des questions passionnantes sur le monde de l’art contemporain, le parallèle avec la question des migrants paraissait assez artificiel, à tout le moins maladroit.
Avec Les Filles d’Olfa, Ben Hania revient aux questions féministes, celle fois par le biais du documentaire, qu’elle pratique régulièrement entre deux fictions.

Une star : Hend Sabri
Pour prendre la place d’Olfa Hamrouni dans les scènes de reconstitution des Filles d’Olfa, Kaouther Ben Hania a convoqué une figure quasi mythique dans le monde arabe, celle de la Tunisienne Hend Sabri, devenue une star grâce au cinéma égyptien. “Olfa est une immense fan d’Hend Sabri, commente la cinéaste. Quand je lui ai dit qu’elle allait jouer son rôle, sa réaction m’a surprise. Elle m’a dit : ‘Tu sais, quand je racontais mon histoire dans les médias, les gens ne me croyaient pas, parce que je n’ai pas les moyens de convaincre. Je ne suis qu'une femme stupide. Du fait qu’Hend Sabri joue mon rôle, les gens la croiront.’ Je lui ai dit : ‘C’est une actrice. Elle ment tout le temps…’ ” Elle m’a dit : ‘Non, ce n’est pas le fait de jouer ; c’est une question de notoriété. On croit les gens connus.’ J’ai trouvé cette contradiction intéressante. Et leur rencontre a été fascinante à observer.”
Les craintes d’Olfa
En mai dernier, Olfa et ses filles ont monté les marches du Palais des festivals de Cannes pour la première, au Grand Théâtre Lumière, des Filles d’Olfa, face à 2000 personnels. Mais Kaouther Ben Hania leur avait déjà montré le film avant de venir sur la Croisette. “Regarder sa vie au cinéma est un tel choc… Avant de voir le film, Olfa m’a dit : ‘Je ne veux pas le regarder. Je suis sûre que je serai un monstre. Tout le monde va me détester. Je sais que je suis horrible.’ Après avoir vu le film, je lui ai dit : ‘OK, tu es horrible, mais pas seulement…’ Elle était heureuse, parce qu’elle a senti que c’était un portrait équilibré, car elle craignait d’apparaître comme la Méduse. Et les filles étaient vraiment contentes aussi. J’avais très peur de leur réaction, car c’est une responsabilité, mais elles ont été très enthousiastes.”
