”L’Étrangleur de Boston” : deux films, deux versions d’une série de féminicides toujours mystérieuse
Le nouveau film Disney + avec Keira Knightley revisite la version officielle d’une sordide affaire criminelle. Et contredit une production hollywoodienne réalisée à l’époque.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/dffc4ca2-824b-4571-b0d0-543ddfd99cb2.png)
Publié le 16-03-2023 à 16h30
:focal(2151x1110.5:2161x1100.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/CCL5VHBPPBDEZAWEJEHTXKOZPM.jpg)
Hollywood est une machine à fabriquer du rêve. Mais, aussi, des réalités alternatives, comme nous le rappelle un nouveau film sur une célèbre affaire criminelle.
Sur le banc des accusés : The Boston Strangler de Richard Fleischer (1968). A la barre des témoins : Boston Strangler (sans l’article) de Matt Ruskin (2023). Le dossier : l’affaire dite de l’Étrangleur de Boston, qui défraya la chronique entre 1962 et 1964.
Selon le film de 2023 (disponible sur Disney+ ce 17 mars), celui de 1968 n’a fait que propager, sous une forme enjolivée, la version officielle de l’enquête, bâclée selon l’investigation de deux femmes journalistes, retracée dans Boston Strangler.
L’enjeu n’est pas mince et très actuel sur fond de féminicides, de fake news et de pouvoir (masculin). Avec, en toile de fond, le pouvoir de persuasion du cinéma et des images : voir, c’est croire.

Les faits
Les faits : en l’espace d’une vingtaine de mois, de 1962 à 1964, onze femmes âgées de 19 à 85 ans ont été assassinées à Boston et dans les villes voisines. Toutes ont été étranglées et, parfois, violées ou mutilées. Ce modus operandi engendre la théorie d’un tueur unique et maniaque sexuel.
Mary Sullivan, 19 ans, la dernière des victimes, a été retrouvée violée et assassinée dans son appartement en janvier 1964. Un homme, arrêté en 1965, pour d’autres méfaits, confesse treize meurtres. Assassiné dans sa cellule, il n’a jamais été condamné pour ces crimes, et les meurtres sont toujours officiellement considérés comme non élucidés.
L’issue de l’enquête a été contestée dès la fin des années 1960, alors même que sortait sur les écrans The Boston Strangler (L’Étrangleur de Boston) qui consacrait la plus rassurante version officielle de l’histoire, portée notamment par la présence à l’affiche d’Henry Fonda et Tony Curtis.

La version officielle
Le film de 1968 est adapté d’un livre de Gerold Frank. Henry Fonda y incarne John S. Bottomly, procureur adjoint de Boston chargé de centraliser l’enquête et qui a recueilli les aveux de l’Étrangleur.
Bottomly est présenté comme un homme de loi droit et inflexible. Une caractérisation renforcée par l’aura du vénérable acteur, alors sexagénaire, coutumier des rôles de figures idéalistes ou de héros américains bon teint.
Dans la version de 2023, Bottomly apparaît sous un jour moins flatteur. Les raisons réelles de sa nomination, éludées dans le film de 1968, sont également remises en lumière.
Omissions
Le film de Richard Fleischer occulte aussi la véritable enquête qui a mené à l’arrestation de l’homme soupçonné d’être l’Étrangleur. Il embellit également la manière dont ont été obtenus ses aveux, tout en omettant une tractation capitale qui les a accompagnés.
Il élude des éléments capitaux qui ont fait douter de sa culpabilité, notamment le changement de profil des victimes de l’Étrangleur (d’abord de femmes âgées, puis des jeunes), fait rare chez les tueurs en série.
Le film de 1968 omet, enfin, les meurtres survenus dans d’autres villes ou après l’arrestation de l’Étrangleur officiel.

Un marqueur
Le film de Richard Fleischer n’en est pas moins un marqueur. Il capte le basculement de la criminalité ordinaire, crapuleuse, à celle, plus irrationnelle, des meurtres déviants. C’est à la fois une évolution sociologique et cinématographique.
La version de 1968 rend compte, aussi, de l’emballement médiatique, l’évolution des médias : les crimes sont couverts quasiment en direct, les reporters de la télévision interrogent les badauds sur les lieux des meurtres, alors que les policiers arrivent à peine.
Une scène reconstitue même un duplex, entre un présentateur de JT et le procureur Bottomly qui vient d’être nommé enquêteur en chef.
Un film précurseur
The Boston Strangler a marqué, en 1968, par son usage expérimental du split screen (écran divisé, qui intègre à l’écran plusieurs images d’une même action ou des actions parallèles). La technique a été prisée par la suite par Brian DePalma. Ce fut une des signatures de la célèbre série 24 heures chrono. On l’a revue récemment dans Vortex de Gaspar Noé.
Richard Fleischer l’utilise dans The Boston Strangler pour montrer, dans la première partie, l’enquête tous azimuts, puis l’amplification médiatique et celle de l’angoisse – préfiguration de l’infobésité et des buzz modernes qui deviennent assourdissants.
Dans la seconde partie du film, le split screen reflète la dissociation de personnalité du tueur – thèse avancée par son avocat que rien n’atteste, même dans l’enquête de l’époque. Le cinéma affectionnait, alors, cette représentation caricaturale des tueurs déviants.

L’autre Étrangleur
Richard Fleischer semble avoir été obsédé par les tueurs en série. Et avoir été conscient de l’autre version de l’histoire – selon laquelle un coupable a échappé à la justice.
Le réalisateur a consacré, dans la foulée, un deuxième film à un autre cas célèbre, britannique celui-là : 10 Rillington Place (1971), dont le titre français, L’Étrangleur de la place Rillington, souligne la continuité avec L’Étrangleur de Boston.
Le récit relate les agissements, authentiques, de John Christie. Dans les années 1940 et 1950, il a assassiné une dizaine de femmes. Avant son arrestation, presque fortuite, un autre homme avait été arrêté, condamné à mort et exécuté pour un de ses crimes. Une erreur judiciaire qui a suscité un scandale et conduit à l’abolition de la peine de mort en Grande-Bretagne.
Doutes
Méfiez-vous des apparences et des évidences, suggère L’Étrangleur de la place Rillington. Avec le recul et à la lumière de la version présentée dans le Boston Strangler de 2023, on a le sentiment, en revoyant Rillington, que Fleischer confessait à demi-mot ses doutes sur la version officielle de l’affaire. Il avait, à n’en pas douter, connaissance de la série d’articles qui l’avait contestée.
Mais ce vétéran d’Hollywood n’était pas dupe. Il connaissait la fascination morbide du public pour les tueurs et les crimes. On en veut pour preuve un troisième film sur le thème qu’il signe en 1971, aussi. Terreur aveugle (See No Evil) met aux prises une jeune aveugle, jouée par Mia Farrow, avec un tueur fantasmatique. Sa scène d’ouverture est une brillante synthèse qui n’a rien perdu de sa pertinence.
A la sortie d’un cinéma qui programme deux films sanglants (Meurtres au couvent et La secte des violeurs), on suit le parcours d’un spectateur dont on ne voit que les jambes, dans une rue commerçante typique. A la devanture d’un magasin de jouet, on aperçoit des reproductions d’armes, à celle d’un libraire, des revues érotiques ou des titres à sensation sur des faits divers sanglants. Dans une vitrine, des téléviseurs diffusent des images de crimes. Toute une culture de la violence qui se vend très bien dans la société de consommation.
Cynisme ou lucidité de la part d’un réalisateur qui y participe ? Dans une scène de Boston Strangler, version 2023, une des héroïnes rend visite à un enquêteur devenu conseiller technique sur le tournage du film de Fleischer. CQFD : le film de 1968 a propagé la version tronquée de l’histoire, une certaine idée du profil du tueur et inauguré un genre cinématographique.
Boston Strangler de Matt Ruskin rétablit l’autre version de l’enquête. LA vérité ? Voir : rien n’est définitif dans cette affaire. En 2001, des tests ADN ont disculpé le coupable présumé arrêté en 1965. Mais, deux ans plus tard, de nouveaux tests ont confirmé son implication dans au moins un meurtre. Cette contre-expertise n’est pas mentionnée à la fin de Boston Strangler. À chaque film sa vérité.
- L’Étrangleur de Boston, L’Étrangleur de la place Rillington et Terreur aveugle de Richard Fleischer sont disponibles en édition DVD et blu-Ray (Carlotta)