Jean Dujardin : “Je me suis toujours dit que je finirais seul”
L’acteur marche sur les traces de Sylvain Tesson dans “Sur les chemins noirs”. Un récit qui résonne avec son désir d’émotions nouvelles, d’épure et, même, de solitude.
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Publié le 20-03-2023 à 16h52
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De prime abord, on n’imagine pas Jean Dujardin dans les souliers de Sylvain Tesson. Ou Brice de Nice sur les chemins noirs, titre du récit de l’écrivain aventurier et de l’adaptation de Denis Imbert qui sort ce 22 mars en Belgique. L’acteur a troqué les godillots du randonneur pour remettre son beau costume, la semaine dernière, pour venir défendre le film à Bruxelles. Une rencontre qui a pris, par instants, des chemins de traverse plus personnels.
Sur France Inter, dans Totémic, vous avez évoqué à propos de ce film “un nouveau départ”. Pourquoi ?
Il n’y a pas eu une décision d’un nouveau départ. Je ne me suis pas dit ce film est un nouveau départ. Il se trouve qu’il ressemble plus à une page qui se tourne. Je suis proche de la cinquantaine. Il y a une envie d’épurer un peu, d’aller chercher le jeu autrement, de se débarrasser de certaines choses. Il y a des sujets qui s’y prêtent. Celui-ci s’y prêtait, y ressemble. Un nouveau départ en tout cas…
Que voulez-vous dire par “épurer” ?
Aller chercher d’autres émotions. À la lecture du projet, je me suis dit : c’est pas un personnage, c’est même pas un film. Je ne voulais pas que ce soit un personnage et je ne voulais pas que ce soit un film. Et pourtant, c’est un film avec des personnages. Avec Sylvain, on a parlé d’une quête qu’on cherchait comme l’épure, c’est-à-dire déshabiller son jeu. Lui déshabillait son verbe : écrire un peu moins pour ressentir plus. C’est pareil. On essaie de ne pas jouer, de juste ressentir. Parfois, il arrive, sur un scénario, de rayer le texte en disant : tout ça, je peux le jouer, je n’ai pas besoin de le dire, c’est du commentaire, ça ne veut rien dire. J’ai l’impression que tout le monde, que ce soit Jonathan Zaccaï (qui joue son meilleur ami, NdlR), que ce soit Izïa Higelin (qui joue sa sœur), tout le monde est venu avec une personnalité, une sympathie, une vibration, un dynamisme, une émotion. Il n’y a que comme ça qu’on peut faire ce genre de film puisqu’on est une équipe de dix, on est dans la nature pendant neuf semaines, on est dépendant de la météo, on est dépendant du relief. On va réinventer le scénario en le tournant, en se baladant, en ressentant donc. Tant qu’il n’est pas monté, ce n’est pas un film. On vit quelque chose et, au bout, on a joué des choses qu’on n’avait pas imaginées, d’ailleurs, qu’on n’avait même pas analysées. Là, on est présent, on répond à des questions qu’on s’est jamais posées. On ne s’est pas posé la moitié de ces questions-là avant de tourner.
J’ai toujours cherché à faire un film sur un trajet.
C’est un peu l’absurdité de l’exercice que nous faisons…
(Rires) Totalement. On ne devrait pas expliquer des choses qu’on n’a pas calculées, qu’on n’a pas réfléchies. Maintenant, je peux vous expliquer ce que j’ai ressenti, mais... Mais vous dire que c’était ça le moteur, non, ce serait mentir. Ce que j’ai aimé dans ce projet, c’est que les gens font un peu leurs courses. On ne les prend pas pour des idiots, on ne leur prémâche pas les choses. On leur dit : regarde, c’est un feu. Tu sais ce que c’est un feu, son bienfait, son côté hypnotique. T’as déjà cassé du bois, tu as déjà fait du feu. Tu sais ce que c’est de faire griller quelque chose, de sentir cette odeur de feu de bois sur des vêtements. J’aime convoquer les gens là-dessus, pas tellement sur un récit ou des péripéties. J’ai toujours cherché à faire un film sur un trajet. J’avais tellement peur de tomber sur des algorithmes.
C’est quoi les algorithmes ?
C’est, en gros, que le public veut soi-disant attendre un moment, une péripétie toutes les sept minutes avec, par exemple, une rencontre avec un consanguin ou un sanglier ou un ours ou une nature hostile. Enfin, je ne dis pas que ce sont des choses imbéciles. On l’a vu dans des films, il y a des choses sublimes. Mais je pense qu’on peut raconter d’autres choses que cela. Cette semaine, je n’ai pas vécu des péripéties par exemple. Bon, et comment on fait pour vivre et comment on fait pour ressentir des choses quand même ? Et comment on fait pour avoir des émotions ? Il faut bien être ému par quelque chose. Comme je suis ému par pas grand-chose. Et est-ce que ce “pas grand-chose”, ce n’est pas l’essentiel ? C’est la question que je me pose en faisant ce film.
Est-ce que le "pas grand-chose", ce n’est pas l’essentiel ?
Et vous avez la réponse ?
Quand je ressens, j’ai la réponse. C’est mon cœur ou mon corps qui me la dictent. Et puis, si je ne l’ai pas, je vais dans une pente. Dans la montagne de Lure, je vais grimper, je vais me mettre en charge, je vais me mettre en densité, je vais transpirer, je vais me faire mal, je vais aller chercher un nouveau souffle. Ce que j’ai fait dans ce film. Chaque jour était pour moi un challenge personnel, intime. En disant il faut que je me souvienne de ma mère, il faut que j’ai des larmes chaudes. Il faut que je pense à cette jeune fille. Il faut que je pense à ma condition. Il faut que je me remette sur pied. Il faut que je me guérisse mentalement, psychiquement, physiquement. Chaque journée sera différente. Je disais à l’équipe, des fois : "Ne coupez pas, ne coupez jamais". Il est possible que, à un moment, je vais balancer les bâtons, je vais pleurer, je vais ressentir. Je vais m’inventer des choses. C’est mon espace de liberté. Et du coup, j’ai pu vivre ma solitude.

Durant votre service militaire, vous avez lu Seul de Gérard d’Aboville (Robert Laffont, 1992), qui racontait sa traversée de l’Atlantique à la rame en solitaire. La solitude vous intéressait déjà…
On commence à me la mettre sous le nez, cette solitude. Elle semble récurrente dans mes projets, même si je n’arrive pas à l’expliquer. Je fais Brice de Nice, C’est un personnage en circuit fermé. OSS, il est englué dans sa bêtise. Picard, le personnage de J’accuse, Il est seul contre tous, La French pareil. Le Daim, un mec si seul qu’il se raccroche à une veste. Le livre de d’Aboville, ça m’amuse. C’était comme un pied de nez au départ. J’allais “faire” dix mois de service militaire. À seize ans, ça paraît infini. Donc, littéralement, je prends les rames. Donc je lis le bouquin de d’Aboville et je m’en amuse. Mais pourquoi ces personnages solitaires ? Je dois y trouver de l’affection, parfois de la compassion, parfois une envie de les réparer, de les comprendre, de les protéger. Est-ce que ça vient de ma petite enfance ? Est-ce que ça m’émeut ? Est-ce que l’humiliation, est-ce que la solitude - oui, la solitude - me peinent ? Les gens seuls dans la rue, les clochards : quand j’étais petit, je voyais ces SDF, que les gens ne voient plus d’ailleurs – ça ne veut pas dire que je m’arrête plus que les autres, hein, mais je remarque la solitude et elle me touche parce que je pense que j’en ai toujours eu peur. Je me suis toujours dit que je finirais seul. Et d’ailleurs, je finirai seul.
Le doute est plutôt intéressant dans ce métier, c’est du recul.
Mais ça peut être une bonne chose d’être seul…
C’est pour ça que je vis bien avec la solitude, parce que je l’ai totalement amadouée. Je l’ai totalement intégrée dans mon processus. J’en fais même des films et des personnages. Je vis très bien seul, je cohabite très bien avec moi. Alors que je ne me voulais pas forcément du bien. Jusqu’à 30 ans, ça a été compliqué. Il y a eu des tourments, des heures bleues, du spleen à 19 heures Je m’endormais même parfois à 18 heures pour me réveiller à 21 heures, afin de contourner cette heure bleue. Je passais du jour à la nuit directement, parce que je ne voulais pas voir cette chute de la lumière. Elle m’effrayait. Donc je l’ai intégrée. Je me veux du bien. J’ai compris plusieurs choses. Ce petit diable que je laissais rentrer, finalement, c’est un ami qui m’a dit un jour – il ne peut pas savoir le bien qu’il m’a fait – il m’a dit : “Tu as créé toi-même ton démon. Si toi tu l’as créé, tu peux le détruire.” Il avait tout dit. En 24 heures, je l’ai détruit. Ce qui s’appelait de l’angoisse est devenu du doute et le doute est plutôt intéressant dans ce métier, c’est du recul.
Chez d’Aboville et Tesson, la solitude, c’est aussi…
Celle de l’effort…
… Et du rapport face à la nature qui peut être hostile. C’est quelque chose que qui vous interpelle vous aussi ? Je ne sais pas si vous êtes un marcheur…
Oui, je suis un marcheur. Alors pour le coup, la nature me rassure. Je la trouve même plutôt enveloppante. Quand je campe et que je choisis un endroit, j’ai l’impression que cette place m’attendait. C’est un truc très romantique, c’est presque rousseauiste. Je trouve que le sol est accueillant. Sur le tournage, c’était la même chose. Intéressant ce personnage qui tombe au sol et qui se répare par le sol. Je dis à Denis (Imbert, le réalisateur) que je voudrais voir cette tête au sol dans cette mare de sang. Ce mec tombe sur l’asphalte et il se répare avec le substrat du sol. Il parle souvent de sol, Tesson, dans ses bouquins. Il parle de calcaire, de schiste, de mousse… J’ai trouvé ça très cinégénique. Il y a un visage au sol, ça raconte quelque chose. Et, au bivouac, la lumière vous le caresse le matin. Si vous vous posez à l’est, vous avez cette possibilité-là. Vous pouvez vous faire du bien avec ça.
Le pavé de la Grand-Place de Bruxelles est un pavé bombé, doux, qui est très accueillant.
Y a-t-il des lieux pour vous qui sont plus ressourçant que d’autres ?
Le lac de Vassivière, la quiétude d’un lac. Mais cela dépend aussi de l’heure. Il y a des lumières pour ça. C’est comme une ville sous la pluie. Il n’y a aucune ville qui est jolie sous la pluie, je trouve, sauf la nuit. Paris, mouillé à 3 heures du matin, c’est sublime, tout se reflète. La Grand-Place de Bruxelles, la nuit, éclairée, c’est une émotion. C’est pour cela que je fais toujours le même circuit ici. Je viens à l’hôtel Amigo. J’aime y dormir, parce qu’il est central. Je vais manger pas loin et je rentre légèrement grisé par la bière et pourquoi pas un peu d’absinthe à l’amande. Je file sur la Grand-Place. Je m’y suis allongé plusieurs fois, tard, sur le pavé. C’est un pavé, bombé, doux, qui est très accueillant. Je vous assure : essayez !