Willem Dafoe : “Je ne me soucie pas de la postérité”
Le Bouffon Vert de la saga “Spider-Man” affectionne les rôles atypiques dans les films singuliers. Nouvelle démonstration dans “Inside” de Vasilis Katsoupis.
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Publié le 26-03-2023 à 10h05 - Mis à jour le 29-03-2023 à 10h07
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Un cambrioleur emprisonné dans un immense loft new-yorkais. Inside, qui sort ce 29 mars en Belgique, est le film du lockdown par excellence. “Je ne le considérerais pas comme un “film sur la pandémie” parce qu’il a été conçu avant la pandémie” tempère le réalisateur Vasilis Katsoupis, “Mais la pandémie nous a aidés parce que c’était une production très Covid-friendly à réaliser”.
Le Robinson Crusoé malgré lui est Willem Dafoe. Son personnage, Nemo, doit mettre la main sur trois originaux d’Egon Schiele, dans un appartement luxueux, de style brutaliste. La collection d’art du propriétaire rendrait jaloux le curateur de la Tate Modern. Mais le système d’alarme se déclenche et l’enferme dans ce qui révèle être un appartement-coffre-fort. Coupé du monde, Nemo doit survivre avec les maigres ressources du lieu.
À 46 ans, le Grec Vasilis Katsoupis a déjà un long parcours, alimentaire dans la pub et aux confluents de l’art et du cinéma sur son versant artistique. Inside est le prototype du premier long métrage dans lequel l’auteur veut faire ses preuves, film concept, bâti autour d’une idée et, ici, d’un acteur. Willem Dafoe excelle dans ce type de rôle où il joue de son physique singulier, de son art d’exprimer des abîmes psychologiques dans le moindre mouvement de son corps. Nous avons rencontré le tandem au Festival de Berlin, début mars, où le film était présenté en avant-première mondiale.
Willem Dafoe est quasiment seul à l’écran. Avez-vous écrit spécialement pour lui ?
Vasilis Katsoupis : J’avais cette idée depuis longtemps. Nous avons commencé à la développer avec mon producteur Giorgos Karnavas, et nous avons contacté [le scénariste anglais] Ben Hopkinspour nous aider à l’écrire. Puis Giorgos Karnavas a trouvé un moyen de transmettre le scénario à Willem [Dafoe]. Il était à la Mostra de Venise, et nous nous attendions à ce qu’il réponde deux ou trois semaines plus tard, au mieux. Mais sa réponse est arrivée dès le lendemain. “D’accord, les gars, je veux vous rencontrer. Fixons un rendez-vous et parlons-en”. Ensuite, il a commencé à travailler sur le scénario et à échanger des idées, à le développer davantage. Le scénario était un canevas mais nous avons dû le modeler durant le tournage. C’était donc très organique et nous avons tourné plus de choses que ce qui était dans le scénario.

Qu’avez-vous modifié ?
Willem Dafoe : La vérité, c’est que le film s’est fait pendant le tournage. Vraiment. Le scénario était un beau concept avec des étapes que nous devions franchir. C’est une sorte de structure grossière. Nous tournions dans l’ordre chronologique. C’est un luxe magnifique. Nous devions trouver la logique de chaque scène, s’assurer que tout avait du sens. Répondre à des questions pratiques. Qu’est-ce qui le préoccupe en premier ? Nous avons eu de nombreux débats sur la gestion du temps. Nous l’avons représenté physiquement : avec mes cheveux qui poussaient, ma barbe, la perte de poids… Ce sont des exemples de ce qu’on ne peut pas écrire… Nous voulions quelque chose de très concret et de très ancré dans l’action.
Où avez-vous tourné ?
V.K. : En Allemagne. Tout a été fait en studio. Je voulais construire un environnement [où] il pouvait être là et jouer et [ne pas] avoir l’esprit occupé par autre chose… [mais] où il ressentait tout. La vue de New York, que l’on voit derrière les immenses baies vitrées, est une vidéoprojection avec des séquences filmées à Manhattan à différentes saisons et à différentes heures de la journée. On peut même voir les lumières des voitures qui passent au loin. C’était tellement réussi qu’il m’arrivait de me sentir en décalage horaire parce que notre horloge biologique ne fonctionnait plus correctement : on se croyait en plein jour alors qu’on tournait de nuit et vice-versa.

Y a-t-il un commentaire sur l’art contemporain ?
V.K. : Bien sûr, il y a un dialogue entre Nemo et l’art et la façon dont il affecte nos vies ou non. Mais c’est une prison dorée. Il est entouré de toutes ces œuvres qui valent des millions. Mais ce dont il a besoin, c’est de nourriture et d’eau pour survivre. L’art est un élément très important que nous avons tendance à négliger parce que nous le prenons, je pense que nous le prenons pour acquis. D’un autre côté, nous le considérons comme un investissement. Et puis l’art repose sur le regard. La valeur artistique d’un œuvre repose sur celui qui la regarde. Le collectionneur est absent. Nemo ne voit que les œuvres qu’il cherche au début, puis trouve une fonction utilitaire à celle-ci, les détourne.
W.D. : Vous savez, nous n’avons jamais parlé de la signification du film. Nous n’avons jamais parlé de la signification de quoi que ce soit. Les idées sont dangereuses. Ce qu’on cherchait ce sont des solutions. C’est comme une structure de jeu. Comment va-t-il s’en sortir ? Comment va-t-il survivre ? Qu’est-ce qu’il va faire ? Qu’est-ce qu’il va faire pour résoudre ce problème ? C’est la structure. Mais ensuite, pour l’élever et l’habiter, tout le travail que nous avons fait a consisté à donner vie au personnage, à le rendre crédible et à l’habiter. Ce qui nous intéressait le plus, c’était les textures, les sensations, l’état d’esprit de Nemo. Au début du film, à moins que vous n’ayez une connaissance très intime de l’art et de ces artistes en particulier, vous voyez un intérieur de luxe, très moderne. Beaucoup d’œuvres d’art. Le type doit être riche. Il connaît probablement que dalle à l’art, mais il en achète beaucoup et il est plutôt riche. Donc, cela reflète le côté sombre de la spéculation. Mais quand Nemo commence à interagir avec l’art, on voit sa dimension spirituelle, comment il le nourrit, comment il devient aussi important que ses besoins élémentaires. Selon la relation à l’art de chacun, je pense que le point de vue sera différent.

Willem, vous êtes souvent attiré par des rôles qui impliquent un jeu avec votre corps…
W.D. : J’aime ça parce que ça a une sorte de vérité. C’est peut-être comme la danse dont je suis probablement inspiré. J’aime danser, je me considère comme quelqu’un qui bouge et je viens du théâtre, de la scène. Et je continue à faire ce genre de travail, autour de l’expression corporelle. Mais j’adore voir des spectacles de danse. Parce que c’est, je ne sais pas, une sensibilité différente qui nous libère du sens, de la psychologie. Il y a quelque chose de pur là-dedans. C’est concret, mais c’est ouvert à l’interprétation. Vous pouvez regarder une danse, vous pouvez être très ému par elle, mais c’est un peu difficile à expliquer. Je vois des corps, je vois le souffle, je vois le mouvement, je vois les muscles, je vois la beauté,…
Il y a cette phrase, répétée deux fois, dans le film : l’art se conserve. Que diriez-vous pour les films ?
V.K. : Oui, c’est pour garder. Cela ne signifie pas que nous excluons toutes les autres formes d’art. La différence avec les formes d’art, comme les films et la musique, c’est que nous savons qu’il s’agit d’une forme d’art qui est désormais enregistrée et dupliquée. Là où d’autres types d’œuvres sont éphémères – comme la prestation d’un danseur – ou uniques – comme un tableau ou une sculpture.
W.D. : Cette phrase est intéressante. "Art is to keep"… Je ne sais pas comment elle sera traduite dans d’autres langues. J’ai demandé, ici, à Berlin, et la traduction est “l’art est éternel”, quelque chose comme ça. Le sens premier est que “l’art doit être conservé”. Mais keep peut-être interprété de multiples façons. Comment traduiriez-vous en français ?
Sous une forme littéraire, je dirais “l’art est éternel” aussi. Mais on perd le double sens de “keep”…
W.D. : ... qui implique la possession. Oui. Et c’est l’intention parce qu’il raconte l’histoire d’une possession. C’est donc un mélange des deux. Je ne devrais pas le dire, mais, entre nous, j’ai toujours pensé que cette phrase était imparfaite, que cela ne fonctionnait pas. Mais si j’avais vraiment pensé que ça gâchait le film, je me serais battu jusqu’au bout pour la retirer. Mais la phrase marque, c’est un bon début et une bonne conclusion. Parfois, le mieux est l’ennemi du bien. Je me suis dit : “laisse couler”…
Souhaitez-vous que chacun de vos films laisse une marque ?
W.D. : On espère toujours que ce sera le cas pour certains films. Mais je ne prends pas les choses aussi à cœur. Ce qui m’importe, c’est le moment où je suis sur le projet. Il faut lâcher prise sur ce que sera le résultat ou l’avenir de l’œuvre. Et puis, les films sont un travail collectif. Je collabore, parfois je suis juste un acteur parmi d’autres. Parfois, je suis relégué simplement à une fonction. Et alors, c’est un peu comme si je n’avais rien à faire. Il faut donc laisser faire. Pour vraiment bien faire son travail, il faut être détendu. Je ne me mets plus ce genre de pression. Je ne me soucie pas de la postérité. (Il rigole) Bien sûr que si ! Parce que culturellement, par convention, on est supposé l’être. Mais je m’efforce de ne pas m’en inquiéter. On ne devrait pas se soucier de ce qui nous inquiète et davantage nous inquiéter de ce dont on ne se soucie pas, non ?
