Nicolas Philibert : “Le cinéma, tel que je le pratique, a quelque chose à voir avec la question du soin”

French director Nicolas Philibert poses with the "Golden Bear for Best Film" during the award ceremony of the 73rd Berlinale International Film Festival in Berlin, on February 25, 2023. (Photo by J�rg Carstensen / POOL / AFP)
Nicolas Philibert avec l'Ours d'or décerné à "Sur l'Adamant", le 25 février 2023 à la Berlinale 2023. ©AFP or licensors

Il y avait quelque chose de réjouissant à voir Nicolas Philibert, facétieux et pétillant, recevoir l’Ours d’or, récompense suprême du Festival de Berlin, le 25 février dernier. D’autant plus réjouissant que cette figure tutélaire du documentaire en France après quarante ans d’activité, demeure d’une courtoisie et d’une humilité qui font souvent défaut à ses homologues du cinéma de fiction, comme nous avions pu encore le constater quelques jours plus tôt lorsque nous l’avons rencontré.

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Il y a vingt-sept ans, vous tourniez La Moindre des choses à la clinique de La Borde. Pourquoi ce retour à la psychiatrie ?

J’ai le sentiment que la psychiatrie, c’est une loupe sur notre société et que, à travers elle, c’est l’humanité qu’on regarde, c’est notre humanité à nous. Comme disait Beckett : nous naissons tous fous. En France, le système de santé qu’on a longtemps décrit comme étant le meilleur du monde, est dans une situation désastreuse. La santé va mal, si j’ose dire. Il faut soigner la santé, il faut soigner notre système de santé. Au sein de la santé publique, la psychiatrie est la branche la plus délaissée des pouvoirs publics. Ce n’est pas rentable de guérir des gens soi-disant inguérissables et donc la psychiatrie est abandonnée. Au fond, c’est tout le système qui est un peu en panne. Il y a plus d’attractivité pour ces métiers-là. Vous vous imaginez devenir infirmier en psychiatrie pour finalement vous retrouver accablé par les tâches administratives d’une part, et petit à petit ramené à un rôle de garde-chiourme. Beaucoup d’infirmiers s’en vont. Ils sont remplacés par des intérimaires qui ne s’investissent pas de la même manière. Qui sont les victimes de ça ? Les soignants et les patients. Alors c’est vrai que depuis quinze, vingt ans, ça se dégrade de plus en plus et c’est une des raisons qui m’ont donné envie de revenir à cela 27 ans après La moindre des choses.

"La moindre des choses" (1997) de Nicolas Philibert.
"La moindre des choses" (1997) de Nicolas Philibert. ©Les Films du Losange

”De chaque instant”, votre film précédent, traitait de la formation des infirmiers. Y a-t-il une continuité ?

Je dirais que la continuité est dans la question du soin. Voilà un des thèmes, en gros, qui renvoie à ma vision du cinéma. Je pense que le cinéma, tel que je le pratique, a quelque chose à voir avec la question du soin. Mes films sont un peu à l’écoute des hommes, des douleurs, des souffrances des gens. Je crois que mes films sont à l’écoute. Quand je tournais La moindre des choses, j’ai découvert parmi l’équipe soignante de la clinique de La Borde un certain nombre de concepts qui m’ont permis de repenser mon travail de cinéaste. Par exemple, le patron de la clinique de La Borde parlait de son travail, la psychiatrie, en disant qu’il s’agissait de programmer le hasard. C’est quelque chose qui m’a frappé à ce point que, à mon tour, je lui emprunte volontiers cette formule. Mon travail consiste d’une certaine façon à programmer le hasard.

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Pouvez-vous expliquer cette notion de “créer le hasard” ?

Quand on fait une psychiatrie digne de ce nom, il s’agit de ça aussi. Il s’agit de programmer le hasard où on crée les conditions. Il s’agit de créer des conditions pour que tout d’un coup, quelque chose vienne. Aider un patient à retrouver de l’élan, le sortir de la bulle dans laquelle il est enfermé. Il faut du temps pour ça. On ne sait pas quand ça passe. Quand j’étais à La Borde, il y avait bien des réunions entre soignants et patients. Un jour, un type qui s’est levé. Il a dit : “Je suis un patient. Je voudrais me présenter. Ça fait quatre ans que je suis ici.” Il a fallu quatre ans pour qu’il ose prendre la parole ! C’est malheureusement impensable aujourd’hui. La psychiatrie est prise sous le rouleau compresseur des algorithmes, du management. Mais il y a ici et là des foyers qui résistent, comme L’Adamant dont l’équipe essaie de continuer à pratiquer une psychiatrie humaine, intelligente, un peu digne…

"Sur l'Adamant" de Nicolas Philibert.
"Sur l'Adamant" de Nicolas Philibert. ©Cherry Pickers

Et vous, comment créez-vous ce hasard ?

Il s’agit de créer les conditions esthétiques, éthiques, relationnelles, pour que des choses puissent émerger dans la caméra, pour que quelque chose puisse se passer entre nous. Pour qu’il puisse y avoir, peut-être, une rencontre au fond. Je ne suis pas quelqu’un qui fait des films à partir d’un savoir, comme le sont souvent les documentaires pour la télé qui sont du côté de l’information. Le cinéaste s’imprègne de connaissances et ensuite cherche à les répandre. Moi, c’est tout le contraire. Je dis souvent que moins j’en sais, mieux je me porte. Je fais des films pour apprendre, pour être un peu moins con, disons. Et pour découvrir, avec les autres et à travers eux, une part de moi-même.

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Je fais des films pour apprendre, pour être un peu moins con, disons.

D’habitude, dans les documentaires, on essaie de faire oublier la caméra au protagoniste. Mais ici, pas du tout : la caméra est aussi un interlocuteur pour les patients. Comment avez-vous réussi à créer ce lien ?

D’abord, je ne cherche jamais à nous faire oublier. Je cherche éventuellement à me faire discret pour ne pas entraver la bonne marche des choses. Mais il ne s’agit pas de se faire oublier. Je suis dans une présence, je dirais. Je suis là, sachant que l’arrivée d’une caméra, d’une équipe de trois personnes, avec une perche pour le son, ça change forcément la donne. La réalité filmée, ce n’est pas la même que celle qui précède notre arrivée. On est là.. Ça ne change pas tout, mais un peu tout de même. Il y a des gens que cette caméra va peut-être intimider, d’autres, au contraire, exalter. Il y a des gens qui peuvent vous dire “ça fait 20 ans que j’attends une caméra !” Il ne faut pas se précipiter pour filmer ceux-là d’ailleurs… Pour les patients et les soignants, nous étions une animation comme une autre. Il faut être souple. Certains peuvent se dire prêt à un entretien puis le lendemain changer d’avis ou ne pas être dans un bon jour. Dans ce cas-là, on range le matériel et on parle. C’est très aléatoire. On voit dans le documentaire, certains qui sont plus présents. Il y avait ceux qui étaient là depuis mes premières visites, ceux qui viennent tous les jours. On finit par se connaître. Mais il y a aussi des gens de passage. Je me souviens d’un jeune garçon que j’avais approché. Après dix minutes, il me demande mon prénom. Il m’a dit : “il y a des prénoms que j’aime bien, d’autres pas du tout.” Nicolas, il aimait bien. C’est quelquefois très inattendu. C’est ça d’ailleurs qui est passionnant, très touchant, dans un film comme celui-là : on n’est pas sur des rails. Chaque jour est différent de la veille.

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