Georgia Oakley ("Blue Jean") : "L’expérience du coming out vous force à l’engagement politique"
Prix du public aux Giornate degli Autori à la Mostra de Venise en 2022, “Blue Jean” est un très beau premier film. Georgia Oakley y aborde, avec une grande sensibilité, la question de l’homosexualité dans l’Angleterre thatchérienne. Entretien avec une jeune réalisatrice à suivre.
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- Publié le 07-06-2023 à 09h00
- Mis à jour le 24-08-2023 à 14h13
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En septembre 2022, l’Anglaise Georgia Oakley décrochait le prix du public aux Giornate degli Autori à la Mostra de Venise pour Blue Jean. Au cinéma ce mercredi, ce très beau premier long métrage revient sur une loi, votée en 1988, qui interdisait la “promotion de l’homosexualité”, empêchant notamment les professeurs appartenant à la communauté LGBT de faire état de leur orientation sexuelle. Comme la jeune héroïne du film, Jean, dont la vie bascule avec l’arrivée de Lois, une nouvelle élève…

Cette loi est totalement oubliée aujourd’hui. C’est pour cela que vous avez voulu réaliser ce film ?
Je suis née en 1988, l’année où le film se déroule. Cette loi a couru de 1988 à 2003… J’ai donc été à l’école pendant la majeure partie de ce temps, sans en avoir jamais entendu parler. Si j’ai voulu faire ce film, c’est en partie parce que j’étais indignée de n’avoir pas été au courant. Nous étions un peu trop jeunes à l’époque pour nous engager dans le mouvement politique qui a résulté de cette loi. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de film sur ce sujet, qui n’a été abordé que dans quelques émissions télé au Royaume-Uni. Et plutôt récemment. On n’a pas vraiment réfléchi ce moment particulier de notre Histoire. Je me suis donc sentie obligée de faire ce film.
Jetez-vous aujourd’hui un autre regard sur l’éducation que vous avez reçue ?
Oui… J’ai repensé au fait que, quand j’étais à l’école, aucun de nos professeurs n’avait fait son coming out, pas plus que les élèves. C’est cette détestable culture du silence que je voulais décrire dans le film. À l’école, une bonne amie à moi est partie au milieu d’un trimestre sans que je sache pourquoi. Des années plus tard, après que j’ai fait mon coming out, j’ai repris contact avec elle et j’ai alors compris que la raison pour laquelle elle avait dû quitter l’école. Après s’être avouée à elle-même qu’elle était lesbienne, elle ne pouvait plus vivre dans un tel environnement. Ce silence autour de la sexualité, je l’ai vécu. C’est pour cela que je voulais raconter cette histoire de deux points de vue différents, celui de l’enseignante, mais aussi celui de cette élève. Car j’ai été l’une de ces élèves…
On n’a pas vraiment réfléchi ce moment particulier de notre Histoire. Je me suis donc sentie obligée de faire ce film.
Pourquoi avoir choisi de situer cette histoire à l’école ?
Beaucoup de militantes contre cette loi à qui nous avons parlé lors de nos recherches repensaient à cette période d’une manière presque positive, car cela a réuni les membres de la communauté queer. Il y a eu beaucoup de protestations, beaucoup d’actions. L’acteur Ian McKellen (le Gandalf du Seigneur des Anneaux et le vieux Magnéto des X-Men, NdlR) a par exemple fait son coming out à la radio à ce moment-là, pour mobiliser les gens à participer à un rassemblement contre cette loi. Les enseignants, par contre, n’ont pas pu faire partie de ce mouvement, car ils avaient peur. Tous nous ont dit la même chose : ils auraient aimé être plus courageux, se battre, mais ils ne pouvaient pas, car il y avait des caméras de télévision lors de ces marches. S’ils avaient été filmés, ils auraient perdu leur emploi.

Au début du film, Jean n’est pas une militante. C’était important pour vous de montrer l’éveil à l’activisme ?
Oui. Le film parle de ces messages hétéronormatifs auxquels nous sommes tous exposés tous les jours, encore aujourd’hui. En Angleterre, nous avons encore une émission appelée Love Island, où les couples homosexuels ne sont pas autorisés. Les gens regardent ça tous les jours et personne ne semble remettre en question le fait qu’il n’y ait pas de couples gays. J’étais intéressée par une femme qui essaie juste de vivre ce qu’elle pense être une vie normale, avec un travail normal, une maison normale, une relation normale avec sa famille. Je voulais montrer combien c’est difficile. Et combien ce serait encore plus difficile pour elle de se réinventer complètement auprès des gens qui comprennent qui elle est vraiment. À cette époque, mélanger ces deux mondes était presque impossible. C’était donc important pour moi qu’elle ne soit pas engagée politiquement. Toutes les personnes queers ne sont pas instantanément politisées. Mais, grâce à l’expérience du coming out, vous êtes forcé de vous engager dans certains aspects du monde politique, parce qu’il faut se heurter à des barrières pour ensuite les briser. Comme Jean le fait finalement dans le film…
Dans le film, il y a une scène très forte dans les vestiaires, où l’on sent le malaise de Jean face à ses jeunes élèves…
Si le monde vous perçoit comme une menace, vous intériorisez ce sentiment. En tant que femme queer, quand je suis entourée de femmes nues dans un vestiaire, j’ai toujours cette impression que tout le monde me regarde, comme si je représentais une menace. Je ne suis évidemment pas une menace, mais je ne peux pas me départir de ce sentiment inculqué par la société. À partir du moment où Jean et la jeune Lois se sont vues dans ce bar et qu’elles savent toutes les deux que l’autre est lesbienne, tout change. Lorsque, face à Lois, Jean touche une élève pour lui expliquer un exercice, elle devient encore plus paranoïaque, alors qu’elle ne devrait pas l’être. C’était une scène vraiment compliquée à aborder. Avant de la tourner, tout le monde revenait toujours à cette idée qu’il y avait une attraction entre l’élève et l’enseignante. Non, ce n’est pas une question d’attraction, de magnétisme sexuel. Ce trouble vient du fait d’être hyperconscient de la façon dont vous êtes perçu. J’ai vraiment essayé de travailler avec Victor (Seguin, le directeur photo, NdlR) pour souligner ce sentiment d’hyperconscience…
