"Il devait s’appeler 'Saint-François de Molenbeek'": Benoît Mariage préface "Habib, la grande aventure", son nouveau film
S’il évoque la double culture, "Habib, la grande aventure", le nouveau film de Benoît Mariage, est le fruit de diverses rencontres, mais il allie aussi de nombreux éléments personnels. Une grande équipée, donc, comme son titre l’indique, à découvrir dans les salles dès ce mercredi…
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- Publié le 07-06-2023 à 13h28
- Mis à jour le 07-06-2023 à 15h51
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Un film est toujours un cheminement. De l’étincelle initiale à la projection sur grand écran, un tas d’étapes jalonnent le cheminement du créateur : du choix de l’acteur au choix du titre, en passant par les souvenirs personnels que l’on fait résonner sur la pellicule. Une grande aventure construite en huit étapes.
1. La rencontre
Tout a commencé par la rencontre d’un jeune gars âgé de 15-16 ans dans la banlieue de Namur. “Je suis allé animer un atelier à la Maison des jeunes. Il jouait le rôle principal du court métrage. J’ai perdu sa trace et quatre ans plus tard, je vais voir Le Nouveau testament de Jaco Van Dormael et je reconnais Bilal dans le rôle du jeune gigolo harangué par Catherine Deneuve. Je parviens finalement à le retrouver pour le féliciter et il me dit avoir menti à son père en disant qu’il jouait le chauffeur d’une vieille dame. C’est une anecdote qui fait un peu sourire mais, derrière cela, il y a une tristesse. Un rôle qu’il a préféré occulter. En même temps, c’est symptomatique… En raison des diktats de sa culture belgo-marocaine, il n’avait même pas osé parler de ce rôle qui n’avait rien de prestigieux à ses yeux.”
2. Le dilemme
Cette histoire a rencontré une autre réalité : celle de Benoît Mariage, pas si à l’aise avec son milieu d’origine. “Je viens de la bourgeoisie provinciale. Je devais reprendre l’entreprise familiale, mais j’ai décidé d’embrasser une carrière artistique. J’ai fait mes études à l’Insas, école de cinéma assez militante et engagée à gauche. J’avais presque honte d'être fils de notaire. C’était compliqué à dire et puis, il y avait la difficulté de devoir répondre aux injonctions de deux milieux en opposition. Et de me demander où je me situe, ce que je garde des valeurs héritées, de mon éducation. Et ce que je garde des valeurs d’adoption. Il y a donc une résonance très personnelle, même si j’ai gardé l’arène de la communauté belgo-marocaine de l’anecdote originale, mais j’y ai greffé des émotions que j’ai ressenties de l’intérieur.”
Face à ce sujet de la double culture, Benoît Mariage dit avoir “trouvé (sa) légitimité dans le fait d'être vraiment touché par ce que j’avais vécu au cours des ateliers avec Bilal et par son parcours personnel.”
3. Le prénom
Le choix du prénom Habib - éminemment symbolique puisqu’”Habibi” signifie “amour” - est presque un hasard. "J’ai fait des documentaires en Mauritanie sur un journal indépendant dont le rédacteur en chef s’appelait Habib. C’était un personnage qui m’a vraiment impressionné par son intégrité. C’est seulement après que j’ai découvert le sens du nom en français…" ”Au départ, je voulais vraiment que le personnage s’appelle Bilal, mais cela n’a pas été possible pour lui de tenir le rôle principal d’un long métrage. En changeant de comédien, j’ai aussi changé le prénom.”

4. L’icône : Saint-François d’Assise
Benoît Mariage avoue s’être passionné pour Christian Bobin, “un des plus grands poètes français du XXe siècle. Il a écrit une biographie magnifique, mais très singulière et très personnelle, de Saint François intitulée Le Très-Bas (1992). C’est un regard laïque sur le personnage de Saint François. Au départ, je voulais que la pièce préparée par Habib dans le film soit adaptée de ce livre. Je l’avais d’ailleurs contacté, mais Christian Bobin est très discret et ne voulait pas intervenir. J’ai donc pris de la distance par rapport au livre, mais le texte d’émancipation qu’Habib récite devant son père est une reprise d’un texte de Bobin.”
Benoît Mariage trouvait intéressant qu’Habib "joue une icône de la chrétienté et que cela le mette en porte-à-faux. Et puis, Saint-François est une icône au-delà de l’aspect religieux. C’est presque une icône contemporaine de la slow consommation, de la décroissance heureuse. Saint-François le disait déjà : “Arrêtons de consommer et dépouillons-nous.” Le dépouillement et la joie, ce sont des injonctions qui peuvent sembler contradictoires. Je voulais qu’Habib soit fasciné par cela. Il le dit d’ailleurs à sa sœur : “C’est une personne qui devrait reprendre toute son importance aujourd’hui.” Le pari d’un film, c’est de prendre des molécules différentes et de les cristalliser pour essayer de donner naissance à une histoire.”
5. Le choix du titre
La question le fait sourire car le film devait s’appeler Saint François de Molenbeek. “Un titre que j’aime beaucoup car c’est un oxymore, une opposition de mots assez incroyables. Mais le distributeur en France n’a pas voulu de ce titre. Il m’a dit : “Molenbeek, à travers les attentats, c’est un traumatisme pour nous.” Alors que je voulais justement faire un film de réhabilitation. C’était difficile d’aller contre leur volonté… Et c’est marrant parce que lors de questions-réponses en France, quand j’abordais la première idée du titre, les gens trouvaient cela beaucoup plus drôle et beaucoup plus accrocheur.” Il sourit.
C’était aussi un titre beaucoup plus clair, même si la grande aventure caractérise bien le cheminement du personnage. “Oui, c’est l’aventure intérieure, la reconnexion à soi. La distance de la terre à la Lune, c’est 400 000 kilomètres, mais la plus difficile à parcourir, c’est celle qui nous sépare de nous-mêmes. Donc cette aventure est forcément grande.”
6. Le choix du comédien
Benoît Mariage a d’abord cherché dans la communauté belgo-marocaine. “Je ne trouvais pas. Je voulais un visage lunaire, j’étais hanté par l’image de Buster Keaton et j’avais une idée très précise du visage que je recherchais. J’avais donné deux-trois références, dont le visage de John Turturro dans Barton Fink. Un jour, le directeur de casting m’a appelé pour me dire qu’il avait enfin trouvé.”
Au départ, la question de son identité ne se pose pas et le public n’en prend conscience qu’en découvrant le nom du comédien. “Mais, finalement, c’est une double mise en abyme du sujet puisque Bastien Ughetto joue un Marocain qui, lui-même, joue François d’Assise. C’était intéressant intellectuellement parce que la quête de légitimité est partagée.” Comme celle de la communauté italienne ou congolaise à leur arrivée en Belgique. “Au-delà de la communauté et de l’arène familiale, c’est un film qui, je l’espère, nous renvoie à notre propre quête d’identité, on est tous un peu des transfuges”, souligne Benoit Mariage.
”Je voulais faire un film sur un personnage dont le visage reste neutre, à la Buster Keaton, face à toutes les situations qui l’agressent. Après trois films avec Benoît Poelvoorde, qui est plutôt proactif, ici je voulais un personnage en retrait, en réactivité seulement sur le monde qui l’entoure. Quand j'ai vu Bastien Ughetto, j’ai vu le personnage. Si j’avais fait un film naturaliste, à la façon des frères Dardenne, je ne l’aurais jamais choisi, mais comme c’est une fable, cela me permettait cette licence poétique par rapport aux lieux de tournage et aux personnages.”

7. Un récit sur le mode de la fable
La fin du film apparaît comme une bulle pleine de douceur et de beauté, comment l'équipe a-t-elle créé cet univers si singulier ?
”Je leur ai parlé de ma volonté de créer une fable en réinventant une lumière très expressive, façon Tim Burton, en créant un environnement hors du temps pour sa rencontre avec la jeune fille, qui apparaît comme captive dans son château. Il fallait qu’on puisse être ému par un type qui finit juste par pouvoir dire son prénom. C’est un enjeu dramatique très ténu pour faire tenir un film. Mais au-delà de cela, il s’agit pour lui d’assumer ce qu’il est et sa double culture. C’est un personnage habité par la honte, mais il faut qu’il nous émeuve. La honte n’existe que par rapport au regard de l’autre. C’est très ténu, mais c’est énorme aussi pour lui de s’assumer, de se sentir accepté.”
Un détail qui n’est pas anodin, lorsqu’on sait que dans certaines professions, on demande aux personnes d’origine étrangère de changer de prénom pour mieux s’intégrer… “Oui, c’est le cas pour les télévendeurs ou dans l’immobilier. Au départ, Habib est en déficit d’estime de lui, il cache ses origines, son identité. C’est cette fragilité qui m’intéresse. Si le mec était costaud, il n’y aurait pas d’histoire, mais il est habité par ce tiraillement. Il est habité par une honte qui le poursuit de façon insidieuse. Un acteur, aussi, cherche toujours la légitimité. Je voulais montrer d’emblée un être dissimulateur et fragile par rapport à son identité.”
Ce questionnement demeure et est notamment très présent dans les écoles de cinéma. “À l’IAD, il y a très peu d’étudiants issus de l’immigration. Il y a un déficit d’acteurs et de réalisateurs aussi, c’est un immense débat. Plein de places devraient être prises par des jeunes de toutes origines… J’aimerais tellement qu’elles le soient.”
8. Le versant obscur de la gentillesse
À travers ce film, Benoît Mariage interroge aussi des clichés “comme le patriarcat, très présent, notamment, dans la communauté belgo-marocaine. Le perfectionnisme et l’extrême gentillesse sont aussi parfois des expressions de la honte : toujours en faire plus pour être à la hauteur. Cela me semblait intéressant de parler de la honte, qui est un sujet peu abordé au cinéma. Elle se travestit sous une forme de perfectionnisme et de gentillesse poussée à l’excès. La gentillesse est une qualité magnifique, mais elle a deux versants. Cela peut aussi être une façon d’éviter les problèmes, la discussion et donc, la relation à l’autre. On se protège, on ne veut pas se dévoiler. C’est le versant obscur de la gentillesse. Cela nous renvoie à notre part d’ombre. J’espère qu’à travers ce sentiment, on peut s’identifier à Habib.”