"Certains films présentent des personnages créés spécialement pour un public occidental. Je trouve ça vraiment dégoûtant"
Dans “Les Damnés ne pleurent pas”, qui sort sur grand écran ce mercredi, le cinéaste anglais Fyzal Boulifa retrouve le Maroc de ses origines. Pour signer le portrait de deux marginaux, une mère et son fils, rejetés par une société hypocrite.
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- Publié le 11-07-2023 à 16h01
- Mis à jour le 24-08-2023 à 14h13
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Découvert en 2019 avec Lynn + Lucy, Fyzal Boulifa dévoilait son second long métrage Les Damnés ne pleurent pas en septembre 2022 aux Giornate degli autori, en marge de la 79e Mostra de Venise. Sur la terrasse ombragée d’un vieil hôtel du Lido, on rencontrait un jeune cinéaste londonien très sérieux, expliquant avoir vécu “un cauchemar logistique” lors du tournage de son deuxième film au Maroc. Notamment à cause du nombre de décors accueillant les pérégrinations de Fatima-Zahra, une mère célibataire, et de Selim, son fils de 17 ans, deux exclus vivant en marge de la société marocaine.
Ce film est-il né du désir de mettre en scène la relation entre une mère et son fils ?
Absolument. J’ai été témoin, dans ma famille élargie, d’une relation similaire à celle qu’on voit dans le film. Cette mère et son fils avaient une relation très intense, à la fois très aimante et très violente. J’ai toujours été intéressé par les relations mère-fils ; je m’y reconnais un peu. Et puis le Maroc que je connais est vraiment celui des classes populaires. Ma mère a été adoptée. Elle a vécu en dehors de la structure patriarcale, qui représente quand même une forme de filet de sécurité au Maroc. À partir du moment où j’ai réuni ces deux éléments, tout devait passer par les personnages. Je savais qu’ils évolueraient, mais je ne voulais pas nécessairement leur imposer une structure cinématographique. Je voulais que ça reste fluide.
Le film évoque l’hypocrisie de la société marocaine. C’est votre vision du Maroc ?
L’hypocrisie existe dans toutes les sociétés. Mais je pense qu’il y a quelque chose de spécifique au Maroc. Le visage que vous montrez à la société est extrêmement important. La pression exercée par la société est telle qu’il est impossible d’être à la hauteur. Les gens sont donc forcés de compartimenter leur vie. Au Maroc, on sent ce grand écart entre vie privée et vie publique.
Tanger, où se déroule le film, est très proche de l’Espagne, de l’Europe. Pourtant, l’exil n’est pas une option pour Fatima-Zahra et Selim…
Ce sujet a déjà été souvent traité ; je n’avais pas grand-chose à ajouter. C’était important pour moi de ne pas utiliser cette idée de la liberté individuelle, comme contrepoint à leur existence. Cela a souvent été fait et c’est trop facile. On n’interroge jamais ce rêve de liberté. Ce que l’on ferait plus facilement pour un personnage en Angleterre ou en France, où l’idée de liberté serait plus ambivalente. Alors que dans d’autres parties du monde, on se met soudain à croire à cette idée. C’est un peu à cela que sert le personnage de Sébastien dans le film. Il y a une rencontre entre Selim et lui, mais ce n’est pas une façon de vivre envisageable pour lui…
Certains films présentent des personnages créés spécialement pour un public occidental. Je trouve ça vraiment dégoûtant.
La question de la sexualité de ce jeune homme est très intéressante. Comment l’avez-vous abordée ?
L’identité sexuelle n’était pas pertinente pour ce personnage. Dans ce milieu très populaire marocain, l’idée d’être gay n’est pas pensable. Se joue donc autre chose, une attraction… Je n’aime pas dire que c’est un privilège, mais personne ne pourra écouter le grand coming out de Selim. Dans sa relation avec Sébastien, il y a beaucoup d’hypocrisie et de violence. Ce serait joli de se dire qu’il va rester avec lui, en faisant son coming out, mais cela me semblerait faux…
La famille ne semble pas non plus une option pour la mère et le fils, qui sont sans cesse rejetés…
Ils cherchent une forme de légitimité sociale au sein de leur société. Ils ne sont pas attirants pour l’Occident, que ce soit dans le film ou, au sens figuré, au cinéma. Selim veut gagner de l’argent, se sentir un homme. Sa mère, elle, veut se marier, car c’est le rêve des femmes marocaines dans les classes populaires. Et pourquoi ça ne le serait pas ? Cela leur apporte une forme de sécurité. On a souvent ces personnages créés pour un public occidental. Comme dans Wadjda (premier film saoudien, réalisé en 2012 par la cinéaste Haifaa al-Mansour, NdlR) par exemple, où elle veut juste rouler à vélo et porter des Converse. C’est une façon de flatter le sens de l’individualité occidental. Je trouve ça vraiment dégoûtant. In fine, des films comme ceux-là disent que les valeurs occidentales sont infiniment supérieures. Je voulais absolument éviter ça !
Quel genre de réactions attendez-vous au Maroc ? On se souvient que Much Loved de Nabil Ayouch avait fait scandale au Maroc en 2015...
J’espère qu’on pourra y montrer le film, mais, honnêtement, je ne sais pas. Au Maroc, il y a beaucoup de scandales préfabriqués.Les médias ont besoin de scandales. Je suis donc conscient que cela pourrait être le cas avec mon film. Mais j'espère aussi qu’on ne se concentrera pas uniquement sur une ou deux scènes, car ce n’est pas vraiment le sujet du film. Nabil Ayouch a fait l’expérience de ce besoin de scandales… C’est valable dans les médias arabes comme ailleurs ceci dit.

Deux acteurs non professionnels épatants
Les Damnés ne pleurent pas est porté par le naturel de ses deux comédiens non professionnels, Aïcha Tebbae et Abdellah El Hajjouji, qui incarnent des sujets sensibles au Maroc, ceux de la prostitution et l’homosexualité. “Étrangement, je pense qu’il est plus facile d’obtenir cela d’acteurs non professionnels, commente Fyzal Boulifa. Dès que les acteurs sont un peu connus, ça devient plus compliqué. Je savais que ces deux personnages devaient être incarnés par des gens venant vraiment de ce milieu social, où les acteurs n’existent pas… Pour être honnête, l’argent a beaucoup joué pour eux, car ils en ont vraiment besoin. Les gens qui ont moins à perdre prennent plus facilement des risques. Mais il fallait que je sois totalement transparent avec eux. Ils devaient être tout à fait conscients des potentielles réactions que susciterait le film. Mais ils étaient tous les deux très enthousiastes à l’idée de faire le film."
Le cinéaste anglais a évidemment dû apprendre à ses comédiens à se retrouver sur un plateau de cinéma. “Ils sont devenus acteurs au fil du tournage, explique-t-il. Honnêtement, je crois vraiment que 90 % du travail réside dans le choix des comédiens. Tous deux avaient une aptitude naturelle à jouer. Comme je voulais qu’ils soient très proches, je leur ai demandé de vivre ensemble. Pour moi, il ne s’agit pas nécessairement de construire un personnage ; je ne veux pas me prendre la tête avec cela. Il s’agit plutôt de les amener là où je veux, en leur apprenant à être à l’aise devant la caméra, à l’oublier, car c’est là qu’on est le meilleur… ”
Fabuleuse à l’écran, Aïcha Tebbae a des airs de vieille actrice marocaine comique. “Elle a quelque chose de ça, c’est vrai, une vraie énergie de vieille diva, acquiesce Boulifa. C’est génial, mais c’est juste sa façon d’être… Elle était capable de jouer le personnage, tout en restant elle-même. C’est presque l’opposé de ce qu’on attend habituellement d’un acteur, à qui l’on demande de devenir quelqu’un d’autre…”
