“Il n’y a pas beaucoup d’acteurs dans le monde qui sont géniaux et qui ne sont pas narcissiques”
Christian Petzold, le réalisateur du film "Le Ciel est rouge", loue l'intelligence de ses acteurs qui lui ont révélé l'humour de son scénario.
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- Publié le 05-09-2023 à 16h49
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”Es-tu indifférent à ce qu’il se passe ?” demande Nadja (Paula Beer) à Leon (Thomas Schubert) dans Le Ciel rouge. Leon, jeune écrivain, est censé écrire un “roman générationnel”. Mais, le nez sur son nombril, il passe à côté de l’essentiel.
Christian Petzold, lui, n’est pas indifférent. Que du contraire. Lors du Festival de Berlin, en mars dernier, c’est un cinéaste plus affable que jamais, dans une conversation à bâtons rompus plus qu’un strict entretien. Il se réjouissait de l’accueil très positif à l’égard de son film. Le Ciel rouge devait d’ailleurs remporter quelques jours plus tard le Grand Prix du Jury.
”J’ai la chance de travailler avec des acteurs intelligents, se réjouissait le réalisateur. Le décor – la villa, le jardin, la pergola – n’était pas dans le scénario. Eux sont arrivés et ont commencé à jouer avec tout cela, lors de la mise en place des scènes. Et ils étaient aussi charmants. Il n’y a pas beaucoup d’acteurs dans le monde qui sont géniaux et qui ne sont pas narcissiques. Et j’ai la chance que cinq d’entre eux sont dans ce film.” On ajoutera, d’expérience, qu’il n’y a pas non plus beaucoup de cinéastes à la fois aussi brillants, cultivés et généreux à l’égard de leur équipe.

Souvenir d'une dépression
Le réalisateur de 62 ans dresse un parallèle entre son écrivain velléitaire Leon et le réalisateur de 35 ans qu’il était lorsqu’il tournait Cuba Libre sur la côte belge : “C’était mon second long métrage. Le premier [Pilotes, un téléfilm] avait été un succès. Je me retrouvais sous les projecteurs et je voulais y rester. J’avais écrit ce film centré sur les femmes, les belles voitures… et la Belgique. Mais après deux ou trois jours de tournage, ma femme me demande ce qu’il m’arrive. 'Tu “joues” au réalisateur' m’a-t-elle dit. Tout semblait artificiel : les images, le jeu des acteurs, même les voitures et les magnifiques décors de la côte belge.”
Le temps d’un week-end, le réalisateur fait une mini-dépression à son hôtel. “J’ai repris le scénario. On est passé d’un gars qui regarde des jolies filles à un gangster qui se prend pour le protagoniste d’un film de Melville.”
Il poursuit son parallélisme : “à l’époque, je partageais un appartement, à Berlin, avec un groupe de jeunes cinéastes. Chaque fois qu’ils me proposaient une distraction, je répondais que j’avais du travail. Mais dès qu’ils quittaient les lieux, je tournais en rond, [comme Leon]. Je jouais un rôle : celui de l’artiste, du réalisateur. J’ai souvent repensé à cela. Aujourd’hui, quand je vois certains films ou quand je lis un roman, j’identifie l'auteur qui prend la posture de l’artiste. On s’en rend tous compte. Parfois, on le fait nous-même, non ? Mais je n’y avais jamais songé pour en faire le protagoniste d’un film.”

Le fruit des répétitions
Le déclic est venu de sa méthode de travail, la répétition avec les acteurs. Il digresse – mais une digression petzoldienne est toujours un éclairage sur la création : “J’ai vu récemment un documentaire sur Val Kilmer. On y remontre ses débuts au théâtre, à Broadway, avec Kevin Bacon et Sean Penn [dans The Slab Boys, en 1983]. On voit à quel point ils accordaient de l’importance aux répétitions collectives. Au cinéma, le danger est de rester isolé. Or les acteurs, les bons acteurs, aspirent à des lectures collectives.”
Et, donc, “nous avons ces répétitions trois mois avant le tournage. Et soudain, les acteurs commencent à rire à certaines répliques ou situations. Je n’avais jamais eu ce genre d’expérience auparavant. Et j'ai pris conscience qu’on pourrait aimer Leon, malgré son tempérament autodestructeur, parce que c’est un idiot et parce que Nadja le remet à sa place.”
Même surprise durant le tournage, lorsque l’acteur Thomas Schubert pour manifester l’ennui de Leon improvise une scène avec une balle de tennis trouvée sur place : “Il se met à jouer avec la balle en la faisant rebondir sur le mur. Moi, je pense à Jack Nicholson dans Shining – parce que c’est aussi un écrivain. Lui me jure n’avoir jamais vu Shining, mais peu importe : la scène fonctionne et signifie bien la stupidité de Leon qui s’est privé d’une après-midi à la plage avec les autres.”

La différence de Paula Beer
Précision importante, la maison du film est un décor entièrement construit pour le film. “Il y a plusieurs portes et fenêtres. Cela offre des perspectives mais, aussi, tout le monde peut observer les autres et nous-mêmes pouvons regarder le voyeur. C’est comme une mise en abyme. Il y avait l’idée comme dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, que la réalité est à l’extérieur et le songe dans la maison. C’est aussi pour cette raison que j’ai volontairement tourné les scènes de nuit en “nuit américaine” [vieille méthode de cinéma qui consiste à tourner les scènes de nuit de jour avec une exposition particulière]. Je n’aime pas le rendu que le numérique permet pour les scènes de nuit. Je préfère la dimension onirique de l’artifice.”
Quant à Paula Beer, sa nouvelle actrice fétiche, il ne tarit pas d’éloges à son sujet, saluant au passage François Ozon, grâce auquel il l’a découverte. “J’ai aidé François pour les dialogues de Franz. Il m’avait demandé si je la connaissais. Non. 'Regarde-la' m’a-t-il dit, 'ce n’est pas l’actrice allemande type'. J’étais surpris mais j’ai compris en la voyant. Tous les interprètes allemands ou autrichiens travaillent indifféremment pour le théâtre et le cinéma mais tous ont une formation théâtrale. Pas Paula. Elle vient de la danse. Elle a une grâce extraordinaire. François, parce qu’il est Français, a su percevoir cette différence. En outre, elle est d’une grande intelligence, elle apporte vraiment une profondeur supplémentaire à ses personnages.”
La “réf” qui tue (attention : spoiler)
Christian Petzold est un cinéaste cinéphile. Les allusions à ses films de cœur abondent, parfois discrètement (Vertigo d’Hitchcock dans Phoenix, Casablanca de Michael Curtiz dans Transit). Pour Le Ciel rouge, il mentionne La Collectionneuse d’Eric Rohmer et The Myth of American Sleepover de David Robert Mitchell. Il y a aussi une scène que l’on ne veut pas spoiler mais qui mérite explication. Si vous souhaitez éviter de vous gâcher le plaisir de la découverte – malgré nos précautions – ne lisez la suite qu’après avoir vu le film. “Le destin de Felix et Devid n’est absolument pas une punition dans mon esprit. La scène qui le révèle est évidemment une référence à l’un de mes films préférés, Le Voyage en Italie de Roberto Rossellini. Comme vous le savez, c’est l’histoire d’un couple qui s’est aimé, qui fait se voyage et se sépare. Et il y a cette scène magnifique, à Pompéi, qui souligne ce qu’est un amour profond, un amour qui est plus fort que la mort. Dans cette scène, Ingrid Bergman verse une larme, parce qu’elle comprend à cet instant, ce qu’elle a perdu. Ce que je signifie avec ce parallèle c’est quel est le vrai couple dans mon histoire.”
Un pilier de l’École de Berlin
Régulier du Festival de Berlin, comme il se doit, Christian Petzold y a décroché en mars dernier un Prix du Jury. À 62 ans, le réalisateur allemand est issu de ce qu’on a appelé l’École de Berlin, par opposition à la bande de X-Filme et son “cinéma commercial de qualité” (Tom Tykwer et Wolfgang Becker, notamment).
De tous les cinéastes de sa génération (la nouvelle Nouvelle Vague allemande post-Wenders, Fassbinder, Schlöndorff et Herzog), Christian Petzold est le plus constant, dans le rythme et la ligne : un film en moyenne tous les deux ans depuis Contrôle d’identité (2000), des personnages féminins forts qui donnent régulièrement leur nom à ses films (Yella, Barbara, Ondine), des portraits ou chronique qui captent l’air du temps, deux actrices fétiches : Nina Hoss, d’abord, Paula Beer, désormais.
Regarder la filmographie de Petzold, c’est comprendre l’Allemagne (et, un peu, l’Europe) du début du XXIe siècle : d’où elle vient (la guerre froide et son héritage mal digéré) et à quelle croisée de chemin elle se trouve, entre multiculturalisme plus ou moins assumé, crise des réfugiés (Transit) et écoanxiété. Tous ces thèmes infusent les films de Christian Petzold, sans que ceux-ci ne deviennent des pensums néanmoins.