Wells, K. Dick, Fritz Lang, "Dune", l'URSS... : Les fondations de “Silo”, la nouvelle série d'anticipation d'Apple
Le motif de la ville souterraine n’est pas neuf dans le genre de l’anticipation. La guerre en Ukraine le remet au goût angoissé du jour.
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Publié le 08-05-2023 à 14h11 - Mis à jour le 08-05-2023 à 15h23
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La nouvelle série d’Apple TV +, Silo, se déroule dans un futur post-apocalyptique. Dix mille humains sont reclus dans un gigantesque bunker souterrain qui s’enfonce sur 144 étages. Une hiérarchie sociale s’y perpétue. De la surface, les survivants ne voient plus qu’une image de désolation, captée par une caméra. Tout qui se risque à sortir meurt foudroyé par l’atmosphère contaminée dans les minutes qui suivent.
La série est adaptée du roman éponyme de l’écrivain Hugh Howey, qui n’a rien inventé. Le concept du monde souterrain dans un futur dystopique n’est pas neuf. En explorer les fondements est aussi vertigineux que jeter un coup d’œil du haut des 144 niveaux du Silo.

H.G. Wells et les Morlocks
On replonge 128 ans en arrière avec La Machine à explorer le temps (1895) de H. G. Wells, grand-père littéraire de l’anticipation et de la science-fiction modernes. L’écrivain britannique imaginait la Terre de l’an 802 701, une utopie paradisiaque où les Eloïs profitaient d’un Eden abondant. Mais ses entrailles labyrinthiques révélaient au voyageur temporel la dystopie réelle de cet avenir, avec les Morlocks anthropophages? dont les machineries et l’industrie rendent possible la vie des Eloïs en surface.
Toute interprétation métaphorique de la stratification sociale à l’ère industrielle et des véritables producteurs de ses fruits – les classes laborieuses – n’est pas fortuite… L’écrivain imagine aussi des villes souterraines dans son roman The Shape of Things to Come (1933, non traduit, adapté au cinéma sous le titre Les Mondes futurs en 1936).
On retrouve la notion d’une ville à étages, avec ses classes dominantes au sommet et ses ouvriers esclaves dans les bas-fonds, dans le film Metropolis (1927) de Fritz Lang, réalisé dans l’Allemagne de Weimar alors que communistes et nazis se disputent (violemment) les faveurs des masses.
Guerre froide et ville-bunker
La vision futuriste du monde souterrain prend un tour nouveau après la Seconde Guerre mondiale. L’humanité vient de traverser le pire affrontement de son histoire. Des populations entières ont connu une vie souterraine ponctuelle pour se protéger de raids aériens massifs. Les deux derniers bombardements du conflit, atomiques pour la première fois de l'histoire, ont rasé les villes de Hiroshima et Nagasaki au Japon.
Dans les années 1950, la crainte d’un affrontement nucléaire entre les États-Unis et l’Union soviétique amène les citoyens à installer d’illusoires abris dans leur jardin et fait tourner l’imagination des écrivains : la course à l'armement confronte l'Humanité à la perspective de son annihilation.
Sur le modèle des réseaux de bunkers de la Seconde Guerre mondiale, les responsables des deux puissances conçoivent des projets de centres de commandement stratégique enterrés. L’Otan en conçoit un à Cannenberg aux Pays-Bas. L’URSS se dote du Bunker 42 de Moscou. La Suisse neutre creuse ses abris dans les Alpes (aujourd’hui converti en coffre-fort pour collections d’art).
Philip K. Dick et les mondes truqués
Dès 1952, Philip K. Dick écrit la nouvelle Les Défenseurs, où il dépeint la Terre aux lendemains d’un affrontement nucléaire. Les hommes vivent reclus dans des bunkers tandis qu’en surface, la guerre se poursuit par machines interposées.
La nouvelle de Philip K. Dick – qui en écrira d’autres dans la même veine – est le creuset inépuisable de tout un pan de l’anticipation littéraire et cinématographique depuis : on y trouve les germes de Terminator, notamment.
Les Défenseurs marque aussi le début du fantasme du “monde truqué” : dans la nouvelle, ce qui se déroule à la surface n’est pas ce que croient les hommes reclus. Bienvenue dans Matrix, avec un crochet par THX 1138, premier film de George Lucas.
Ces œuvres contiennent aussi la crainte de la prise de pouvoir par l'intelligence artificielle, déjà suggérée dans Les Défenseurs, (H.G. Wells avait aussi imaginé celle-ci dans plusieurs essais réunis dans World Brain, 1938).
Le retour des abris géants
Le motif de la planète-cité s’est greffé sur cette vision. Lucas, encore lui, la reprendra pour Coruscan, la planète capitale successive de la République et de l’Empire dans la saga Star Wars. Avant lui, Frank Herbert avait imaginé de tels astres urbanisés dans sa série littéraire Dune.
Alejandro Jodorowsky qui a voulu adapter Dune en a imaginé une variante dans la BD culte L’Incal dessinée par Moebius (dont l’influence visuelle est patente sur les Star Wars) : la première page de cette série évoque déjà le Silo, dernier creuset en date de cette veine prolifique.
Faut-il souligner que l’adaptation du roman d’Hugh Howey survient alors que la menace nucléaire se ravive ? Avec la guerre en Ukraine, on creuse à nouveau des abris géants : par crainte de son voisin russe, les autorités finlandaises ont entrepris la construction d’une nouvelle ville souterraine à Helsinki.
Note : ceux qui nous lisent régulièrement auront peut-être une impression de déjà-vu (ou “déjà lu”). Est-ce notre faute si producteurs, scénaristes et écrivains puisent aux mêmes sources ?