Le petit Sim à la Gazette de Liége

Georges Simenon a signé un millier d'articles dans le quotidien liégeois, où il a véritablement débuté sa carrière dans l'écriture. Consultez notre dossier consacré au centenaire de la naissance de Georges Simenon.

Le petit Sim à la Gazette de Liége
©FONDS SIMENON / UNIVERSITE DE LIÈGE

L es années que j'ai passées à la `Gazette´, rôdant, pour la chronique locale, dans les rues et les marchés de la ville et me remplissant les yeux d'images, me reviennent souvent à la mémoire´. Cet extrait de lettre, parue dans la Gazette de Liége en 1964 dans un supplément spécial sorti à l'occasion de l'agrandissement de ses locaux, est signé de la main de Georges Simenon, alors âgé de 61 ans.

Tout au long de sa carrière en effet, le grand écrivain a toujours éprouvé de `la tendresse et de la reconnaissance´, selon ses termes, pour le journal dans lequel il a véritablement débuté sa carrière dans l'écriture.

A la fin de sa vie, Simenon se demandait d'ailleurs toujours comment son sévère rédacteur en chef, Joseph Demarteau, l'avait conservé pendant quatre années malgré ses incartades, avant son départ pour Paris. `Vous auriez pu me mettre à la porte au moins cinq fois´ lui a rappelé le romancier lors d'un retour dans sa ville natale. `C'est grâce à votre compréhension que je n'ai pas mal tourné.´

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Leur relation commence en fait au mois de janvier 1919. Après un essai dans une pâtisserie et une expérience rapidement interrompue dans une librairie, le jeune homme de 16 ans pousse la porte de la `Gazette de Liége´, un important quotidien de la place devenu aujourd'hui l'édition liégeoise de `La Libre Belgique´.

Simenon, dévoreur de livres - il lui arrivait d'en lire un par jour durant son adolescence - nourrit l'ambition de devenir reporter, à l'instar de Rouletabille, un héros des romans de Gaston Leroux qu'il apprécie beaucoup. Comme lui d'ailleurs, il porte un imperméable, fume la pipe... et met ses premiers pantalons longs.

Il est reçu par Joseph Demarteau, troisième du nom, dans l'immeuble situé rue de l'Official, aujourd'hui disparue, en bordure de la place Saint-Lambert. Simenon a-t-il bénéficié d'un coup de pouce, de sa mère par exemple ou de son petit-cousin le vicaire général de Liège? Lui-même a toujours prétendu qu'il s'était engouffré dans le porche du quotidien sans préméditation, tout à fait par hasard.

Qu'importe après tout, le voilà accepté pour un essai. Son rédacteur en chef lui demande de rédiger un petit article, comme s'il devait paraître. Georges Simenon a souvent raconté l'anecdote: en lisant son premier papier, l'homme à la longue barbe attire son petit nouveau sur le balcon, lequel donne en partie sur la place Saint-Lambert, côté grands magasins en face du palais des Princes-Evêques. `Que voyez-vous?´ lui demande-t-il. `Les grands magasins´ répond le gamin. `L'Innovation, le Vaxelaire, le Grand Bazar.´ Et Joseph Demarteau d'ajouter: `Et comment écrivez-vous Bazar?´.

Georges Simenon avait en effet écrit Bazar avec un d. Son nouveau patron se contente, au terme d'un premier article concluant, de lui faire une recommandation: `Essayez tout de même de ne plus faire de fautes comme cela dans vos articles...´

C'est la porte ouverte sur une nouvelle vie pour ce garçon sortant de l'adolescence. Simenon, qui connaissait déjà sa ville pour l'arpenter en tous sens, éprouve dès lors le sentiment d'en découvrir les dessous, d'en investir les coulisses, d'être dans le secret des dieux pour reprendre ses propres termes.

C'est aussi l'époque où il fréquente la Caque refaisant le monde avec ses amis artistes, erre tard dans la nuit, hante les brasseries et les boîtes de nuit, se laisse aller dans les bras de prostituées, dépense de l'argent à tous vents,...

Faits divers, commissariats de police, foires et marchés, tribunaux, conférences, manifestions, conseils communaux, banquets, opéras, inaugurations, compétitions sportives, cérémonies officielles, assemblées de sociétés, rencontres de personnalités,... constituent l'univers quotidien de l'écrivain en herbe pendant quatre années.

Au bout du compte, Simenon réalise 789 billets, 193 articles et reportages, 18 contes et nouvelles, soit précisément un total de 1.000 `papiers´ - en ne recensant que les écrits signés - à travers 1.300 numéros de la Gazette de Liége entre 1919 et 1922, selon le décompte effectué par Pierre Deligny pour la revue `Traces´ du centre d'études Georges Simenon de l'université de Liège.

L'enfant d'Outremeuse a tôt fait de marquer de son empreinte sa présence à la `Gazette´, notamment par la tonalité d'un billet quotidien intitulé `Hors du poulailler´. `C'était pour bien marquer mon petit coin à part dans la Gazette´ se souvient celui qui signait Monsieur le Coq.

Le directeur et rédacteur en chef entend alors baliser le territoire de son poulain; les idées exprimées par cet enfant terrible ne sont en effet pas toujours celles défendues par son journal, catholique et conservateur.

Ce noceur n'a pas non plus son pareil pour vilipender ses confrères, les autres journaux, les personnalités voire même certains lecteurs; heureusement pour lui, la mode n'est pas aux droits de réponse...Malgré son jeune âge, le journaliste a souvent la plume trempée dans du vitriol, avec pour cibles privilégiées l'administration, les syndicats, les communistes, les socialistes ou encore les Juifs à travers une série d'articles dénommée `Le Péril juif´. A ce propos, Simenon a toujours soutenu qu'il avait été contraint de répondre à une commande. `Ces articles ne reflètent nullement ma pensée d'alors ni d'aujourd'hui´ a-t-il souvent répété, se défendant d'être antisémite.

Pour suivre le rythme quotidien de son billet, le romancier se nourrit aussi des incontournables marronniers (1er mai, Toussaint, cérémonies patriotiques, Foire d'octobre,...), du temps qu'il fait, des propos entendus ça et là, des petits et grands côtés de la vie des Liégeois, etc... ou de thèmes plus généraux comme le cinéma, la télévision, le progrès,...

Si cette production connaît des hauts et des bas, force est de constater que ce garçon, entre 16 et 19 ans, fait preuve d'une maturité et d'un talent exceptionnels.Il témoigne de ces qualités hors de son poulailler aussi. Quotidien alors à part entière, la `Gazette de Liége´ suit l'actualité non seulement liégeoise mais également nationale et internationale. C'est ainsi que Simenon est parfois l'envoyé spécial de son journal pour enquêter sur la mort de soldats belges près de Dusseldorf, pour interroger le maréchal Foch dans des conditions surréalistes sur un train entre Bruxelles et Liège, pour suivre les fraudeurs du lendemain de la guerre à Cologne ou encore par exemple pour partager le quotidien des pêcheurs en Mer du Nord. De quoi lui insuffler le goût de l'aventure qu'il concrétisera plus tard.

Dans sa ville natale, le petit Sim, comme l'appelle son rédacteur en chef, ne se satisfait pas de sa chronique pour imposer sa signature. Il réalise quelques coups retentissants, parfois à son corps défendant!

Ainsi, un dimanche dans sa première année de métier, Simenon est envoyé à un banquet célébrant la mémoire des volontaires de 1830. Deux confrères, à ses côtés à la table de presse, l'encouragent à boire avant de lui chuchoter: `On s'embête ici, tu ne trouves pas, avec ces vieilles barbes; tu devrais leur dire...´. Réagissant au quart de tour, le jeune journaliste, saoul, se lève aussitôt et s'écrie devant les personnalités médusées: `On s'embête ici, tas de vieilles barbes! Moi je fous le camp!´

L'anecdote ne s'arrête pas là. Georges Simenon se dirige ensuite vers le Théâtre de Trianon et pénètre sur la scène en pleine représentation, poursuivant une danseuse et hurlant: `Je veux celle-là! Je veux celle-là!´

De retour à la rédaction, il a le malheur de tomber sur Joseph Demarteau, lequel s'efforce de lui faire boire du café avant de se faire invectiver. `Vous êtes un faux-frère, un sépulcre blanchi...´ Le lendemain, alors que cette histoire a fait le tour de la ville, Simenon - volontiers anarchiste en herbe - est convaincu que sa collaboration à la pieuse `Gazette´ s'arrêtera net. Son rédac'chef le sermonne avant de passer l'éponge, une fois plus.

Il ne faudrait toutefois pas croire que le sévère Demarteau n'ait jamais été complice. C'est notamment le cas dans l'affaire de la caisse de l'hôtel de ville. Simenon, qui se rend chaque matin à onze heures au commissariat de police dans l'hôtel de ville, a remarqué la présence depuis longtemps de trois caisses abandonnées devant le bureau de l'échevin de la culture.

Renseignement pris, il apprend qu'elles contiennent des publications rares offertes à la Ville par un donateur parisien. Ces documents sont attendus avec impatience par le responsable de la principale bibliothèque de la ville. Avec l'accord de son supérieur et l'appui de son chef d'atelier, Simenon dérobe en plein jour et en toute simplicité l'une des caisses pour la transporter à la bibliothèque.

Il dévoile évidemment toute cette affaire avec minutie à la Une de la `Gazette´, prenant soin de donner la parole au bibliothécaire et au donateur, réjouis par son initiative. L'échevin sèchement attaqué réplique par un courrier adressé à `La Wallonie socialiste´ que reprend in extenso le petit Sim pour démonter un à un les arguments du responsable politique. Toute la ville en rit...

Parmi les `prouesses´ réalisées par l'impertinent journaliste(1), épinglons encore cette incroyable ascension d'un administrateur de la Gazette de Liége vers le parlement belge. A la demande de son rédacteur en chef, Simenon est invité à propulser ce bourgeois peu connu à l'occasion d'élections législatives. Le journaliste se rend alors à l'hôtel de ville pour demander quelle est l'association qui compte le plus de membres. `Ce sont les pêcheurs à la ligne´ lui répond-on. Voilà comment l'administrateur devient le candidat des pêcheurs à la ligne et accède, quelques semaines plus tard, à la Chambre belge!Le passage de l'écrivain à la `Gazette de Liége´ n'est donc pas passé inaperçu, ni dans la ville, ni dans son oeuvre - son journal et ses collègues, voire sa propre histoire, apparaissent de manière directe ou non dans certains de ses livres - ni dans sa vie. Il n'a d'ailleurs pas manqué de maintenir le contact, notamment avec son ancien collègue Victor Moremans.

Cette amitié est évidemment réciproque et, sans connaître l'avenir prestigieux de son protégé, Joseph Demarteau était d'ailleurs le premier à regretter son départ.

`Un jour, explique son fils qui lui succéda à la tête de la `Gazette de Liége´ jusqu'à la fin des années 60, mon père annonça en rentrant du bureau: le petit Sim a décidé de nous quitter; il veut tenter sa chance à Paris. Je ne peux pas l'en empêcher; il sait qu'il mangera de la vache enragée mais il a le ferme espoir de percer. C'est une perte pour la `Gazette´.´

(1) Intitulé `Les scoops de Simenon, Georges Sim journaliste à la Gazette de Liége´, un ouvrage reprenant notamment une série d'articles dans leur intégralité sera publié en avril aux éditions Luc Pire.

© La Libre Belgique 2003


DEMAIN: Simenon au cinéma

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