Le phénomène Littell
Fin août, la publication des "Bienveillantes" de Jonathan Littell faisait l'événement. Première en Belgique à le faire, "La Libre" saluait cet énorme livre de 900 pages, qui raconte l'histoire de Max Laue, un bourreau nazi sur le front de l'Est, et de l'extermination des juifs.
Publié le 27-09-2006 à 00h00
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ENTRETIEN Guy Duplat Fin août, la publication des "Bienveillantes" de Jonathan Littell faisait l'événement. Première en Belgique à le faire, "La Libre" saluait cet énorme livre de 900 pages, qui raconte l'histoire de Max Laue, un bourreau nazi sur le front de l'Est, et de l'extermination des juifs. Un livre incroyable de force et de vérité, venant, de plus, d'un jeune auteur (c'est son premier roman), d'origine américaine, mais écrivant directement en français et vivant à Barcelone avec une compagne belge (de Namur) et leurs deux enfants de nationalité belgo-américaine. "La Libre" en avait fait, dès la fin août, sa manchette. En France, le succès fut tout aussi fulgurant. Le livre est nominé pour les quatre prix littéraires de l'automne (Goncourt, Renaudot, Femina et Médicis).
Le succès a surpris jusqu'à son éditeur. Il y a déjà 170 000 exemplaires vendus en un mois à peine. Le livre est régulièrement en rupture de stock et pour accélérer son impression et sa mise en rayon, l'éditeur a même supprimé le bandeau rouge avec la phrase d'incipit "Oh, vous frères humains" dont la mise en place ralentissait le rythme de sortie.
Nous revenons avec Jonathan Littell sur son livre et la vague qui a suivi.
Comment expliquez-vous cet engouement ?
Je ne comprends pas plus que vous ou que mon éditeur. Je pensais pouvoir en vendre 5 000 exemplaires. Gallimard espérait 30 000 mais jamais ce succès.
On dit que plusieurs éditeurs avaient refusé le manuscrit ?
Ce n'est pas exact. Nous avions soumis le livre à quatre éditeurs et c'est Galllimard qui a fait une offre principale, même s'il est vrai que des éditeurs nous ont dit que ce livre n'entrait pas dans leur politique éditoriale.
Pourquoi avez-vous écrit un tel livre ?
Ce qui m'intéressait, c'était la question des bourreaux, du meurtre d'État. Pour aborder ce sujet, j'aurais pu prendre des exemples plus récents que j'ai vécus de près, au Congo, au Rwanda, en Tchétchénie. Mais j'ai pris les nazis pour prendre un cas de figure où le lecteur ne pourra pas se défausser en prétextant que "ah ! ce sont des Noirs ou des Chinois". Il fallait ancrer ce récit chez des gens comme nous pour empêcher le lecteur de prendre de la distance.
Les bourreaux et le meurtre d'Etat sont toujours actuels ?
Bien sûr, c'est le moins qu'on puisse dire en regardant le monde.
On dit que le déclic fut la vue d'une photo horrible d'une femme russe morte et tirée dans la neige, et la vision du film "Shoah" de Claude Lanzmann, à moins que ce ne soit votre expérience d'ONG sur le terrain humanitaire au Congo, au Rwanda ou en Tchétchénie ?
Il n'y a pas eu de "déclic". J'avais vu la photo dont vous parlez cinq ans avant de commencer ce travail humanitaire. Ma réflexion sur ces questions était déjà largement engagée avant de commencer ce travail dans ces pays en guerre.
Le mal est-il en nous ?
La catégorie du mal est un résultat, pas une cause. Il n'existe pas de gens mauvais en soi, même votre Dutroux. Certes, ses actes sont mauvais, mais il n'est pas, lui, un Satan qui ferait le mal par plaisir. Ce qui est vrai pour le mal individuel l'est encore davantage pour le mal collectif quand le bourreau est entouré de gens qui lui renvoient l'image que ce qu'il fait est bien. Toutes les collectivités ont le pouvoir de faire le mal. La célèbre expérience de Milgram, où on demandait à des gens d'appuyer sur un bouton qui pouvait pourtant entraîner des souffrances à d'autres hommes, a bien montré que chacun peut faire le mal dans un certain contexte. La colonisation au Congo menée par Léopold II a entraîné d'incroyables atrocités sans qu'on ne réagisse. Sauf les Anglais, certes, mais ceux-ci l'ont fait davantage par opportunisme commercial que par sens moral. Je crois que, potentiellement, chacun est capable de faire le mal.
Si moi je tue, et vous pas, c'est simplement que vous avez eu de la chance. Si j'étais né quelques années plus tôt, j'aurais été envoyé au Vietnam pour tuer des enfants vietnamiens.
Vous étiez en 1997 - comme moi d'ailleurs - à Kisangani, quand des milliers et des milliers de Hutus génocidaires, en fuite du Rwanda, ont "disparu" en une nuit dans la forêt et sont morts...
La responsabilité des Belges et surtout de la France au Rwanda a été énorme. Le génocide est un genre moderne. Et au Rwanda, on a utilisé les techniques de communication les plus modernes. Résultat : dans l'Allemagne nazie, seuls deux pour cent des gens étaient génocidaires. Au Rwanda, ce fut 80 pc des gens. Les barrières à ces crimes sont avant tout sociales. Car, dans le fond de leur être, seuls 10 pc des gens sont réfractaires par nature, c'est très peu. Les autres suivent avec plus ou moins de zèle ou en traînant les pieds. La seule barrière possible est dans l'existence de contre-pouvoirs, comme une presse libre et des juges indépendants.
La démocratie américaine on le voit, ne réside pas dans le vote et les élections mais dans l'existence de contre-pouvoirs assez forts. Après le 11 septembre 2001, ce fut la catastrophe dans un dangereux unanimisme. Bush a tout fait pour affaiblir ces contre-pouvoirs comme il l'a fait au niveau international en prônant un unilatéralisme dramatique (il faut revenir rapidement au multilatéralisme). Je remarque, cependant, qu'enfin un contre-pouvoir naît aux États-Unis, y compris chez les républicains, contre la torture. Mon espoir est que dans quelques années, on verra ces années Bush comme une époque de maccarthysme où tout le monde a pété les plombs.
A l'intérieur de nos sociétés, c'est tout aussi dramatique. Tout le monde s'enferme dans des théories identitaires. Peut-être que les Belges, tellement occupés à se quereller sur le plan communautaire, sont par ce fait même plus ouverts aux étrangers ? Il me semble qu'on est moins choqué en Belgique de voir une femme avec un foulard qu'en France. La Belgique fédérale n'est pas fière d'elle-même et est donc plus ouverte. Ce n'est pas le cas de la Communauté flamande, très refermée. Quand je parle français à Anvers, et même si on voit ma plaque française, on refuse de me répondre, je dois parler en anglais.
J'avais voulu prendre la nationalité française mais ils m'ont fait des difficultés (je suppose qu'aujourd'hui ils changeraient d'avis...). J'ai étudié la loi belge sur la naturalisation mais elle me semble encore plus restrictive. C'est pourquoi je suis parti à Barcelone.
Pourquoi avoir fait de Max Laue un être aussi tourmenté, aussi sur le plan sexuel et même intestinal avec ses diarrhées ? Et quel sera votre second livre ?
Toute la documentation du livre est exacte mais mon personnage est une oeuvre littéraire. C'est tout. Peut-être ferais-je un second livre ? Je n'en sais encore rien. Les attentes créées aujourd'hui m'indiffèrent comme les prix littéraires éventuels. Tout ce qui m'intéresse est d'avoir des discussions avec quelqu'un comme Claude Lanzmann et, si j'écris encore, de faire mieux, d'apprendre encore et d'évoluer.
© La Libre Belgique 2006