L’adieu au Caire éternel

Il n’y a pas qu’une Egypte. À côté de l’Egypte pharaonique qui fascine des cohortes de touristes, en plus de l’Egypte grouillante d’aujourd’hui, tentée parfois par l’islamisme, il y a la nostalgie d’une Egypte prénasserienne.

Guy Duplat
L’adieu au Caire éternel
©Rue des Archives/BCA

Il n’y a pas qu’une Egypte. À côté de l’Egypte pharaonique qui fascine des cohortes de touristes, en plus de l’Egypte grouillante d’aujourd’hui, tentée parfois par l’islamisme, il y a la nostalgie d’une Egypte prénasserienne. Le souvenir d’un temps où Le Caire était le rendez-vous d’intellectuels, d’industriels, de commerçants, souvent francophiles, et venus des quatre coins de la Méditerranée. L’Egypte du "Quatuor d’Alexandrie" de Lawrence Durell.

Robert Solé, qui dirige par ailleurs "Le Monde des livres", n’a pas son pareil pour évoquer cette Egypte-là, avec une tendresse sans mièvrerie.

"Une soirée au Caire" est un roman quasi autobiographique car lui-même est né en Egypte et est arrivé en France à 18 ans avant de retrouver le fil de son pays d’origine et d’écrire plusieurs livres sur l’Egypte. Son sujet est bien la mort d’une certaine Egypte : "Ce n’est pas l’Egypte ancienne qui me tourmente", écrit-il, "mais une Egypte plus récente, une Egypte évanouie. Celle de mon enfance, celle de mes parents, celle de mes grands-parents, celle de deux ou trois générations qui les avaient précédés. On ne refait pas l’Histoire, certes, mais je n’ai toujours pas accepté la mort de l’Egypte d’hier. Une mort sournoise, pour laquelle il n’y a eu ni faire-part de décès ni condoléances."

Le roman donne une épaisseur au temps qui passe, sans s’enfermer dans le passéisme. Il évoque le destin de communautés aujourd’hui dispersées. A l’heure où des coptes égyptiens sont menacés par des membres d’al-Qaeda, ce roman sur la grandeur cosmopolite du Caire d’antan est éloquent.

Charles, le narrateur, revient souvent au Caire et loge alors chez Dina, beau personnage central du roman. Une de ces femmes francophiles, libérées, levantines, dont quelques exemplaires existent encore aujourd’hui à Zamakek et dans d’autres quartiers du Caire. Elle fut l’épouse d’Alex, l’oncle de Charles, joyeux luron et coureur de jupons. Elle-même eut une jeunesse flamboyante, faisant fantasmer le jeune Charles qui découvre qu’elle a sans doute eu une aventure avec son père aussi. Elle fut une des premières à conduire une auto. Elle refusait le voile et reçoit encore chaque semaine chez elle, à 80 ans. On y croise les égyptologues (beau portrait de Josselin, avec son ambition et sa compétence), Negm el-Wardani, séducteur bien typé, mais aussi Amira, troublante jeune femme qui a peut-être un lien avec ce jeune officier nasserien qui fréquenta jadis la maison des Batrakany.

Partout la nostalgie règne. Yana l’ancien chauffeur de la famille garde l’image de la Chevrolet Bel Air du maître de maison. Et Dina montre encore ce qui fit l’orgueil de la tribu : "le tarbouche", c’est-à-dire le fez égyptien en feutre rouge que tout le monde portait jusqu’à l’avènement de Nasser quand ce couvre-chef devint le symbole du régime passé et honni.

Le patriarche de la tribu, Georges bey, un grec-catholique égyptien, était surnommé le "roi du tarbouche". Sa fortune vacilla avec la révolution. Ses enfants émigrèrent, sauf le fils prêtre. Dina habita un temps au Liban, pendant la guerre civile, avant de revenir en Egypte.

Les felouques sur le Nil, le café du souk, le "molokheya" qu’on préparait dans les bonnes familles, Héliopolis, la ville d’Empain, jadis au milieu de la campagne et aujourd’hui banlieue populeuse : Robert Solé nous décrit ce Caire avec une belle écriture.

Roman sur le temps qui passe et sur la fin progressive d’une expérience unique, mais aussi roman sur l’exil. Pour Dina, l’exil aujourd’hui, c’est d’être restée au Caire. "Il y a trop de monde au Caire. On se marche sur les pieds et, en même temps, il n’y a personne. La plupart de mes amis d’enfance sont partis à l’étranger. Mais les vrais exilés ce n’est pas eux : c’est nous, oui, nous qui sommes restés".

Et peu à peu, Charles (Robert Solé) entre dans cet exil : "je suis passé des oasis à l’exil. Et chaque fois que je reviens en Egypte, c’est avec l’espoir de retrouver un peu du paradis perdu. Le moindre vestige de ces années de grâce me bouleverse davantage qu’une gravure ou une poterie vieille de quarante siècles. Dans le pays actuel, je cherche avec obstination tout ce qui demeure du passé : le Nil, le désert, la gentillesse, l’humour, la souplesse, le fatalisme l’Egypte éternelle."


Une soirée au Caire Robert Solé Seuil 210 pp., env. 17 €

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