"Blast", l’œuvre au noir de Larcenet
La lecture du premier tome de "Blast" avait cueilli les lecteurs comme un uppercut au bas ventre. Le deuxième volet ne leur laissera pas reprendre leur souffle.
Publié le 23-04-2011 à 04h47 - Mis à jour le 23-04-2011 à 08h41
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Entretien La lecture du premier tome de "Blast" avait cueilli les lecteurs comme un uppercut au bas ventre (LLB du 30/01). Le deuxième volet ne leur laissera pas reprendre leur souffle. On y retrouve le personnage de Polza où on l’avait laissé : dans un commissariat où deux flics tentent de comprendre pourquoi il a sauvagement agressé une jeune femme. Y a-t-il seulement une raison ? Prisonnier depuis son enfance d’un corps obèse, ce critique gastronomique a tourné le dos au monde pour retourner à l’état de nature, accompagné de la seule détestation de lui-même et de ses poussés autodestructrices. Mais dans un monde peuplé de six milliards d’autres, on finit toujours par se cogner à l’humanité. A "saint" Jacky, en l’occurrence, grenade de violence dégoupillée, qui va se prendre "d’affection" pour Polza. Larcenet nous plonge la tête dans un bassin d’infinie noirceur, de temps à autre éclairé par le blast, cette déflagration intérieure qui plonge Polza dans un état de béatitude et d’hyperconscience.
“Le Combat ordinaire” (sa série précédente, NdlR) parlait d’un homme qui se relève. Ici, la chute semble sans fin…
J’étais terrifié par la fin du "Combat", je me demandais ce que j’allais faire après. J’ai fini par me décider à évoquer out ce dont je n’avais pas parlé dans le "Combat" : la noirceur, l’addiction, la différence, des trucs hard core. Mais en fait, j’ai cette histoire en tête depuis 15 ans. Je n’avais pas le vocabulaire, ni graphique, ni littéraire pour la traiter.
L’idée d’origine, c’est la sensation du “blast”, ou celle d’un homme qui ne se supporte plus et se retire de l’humanité ?
C’est d’abord celle d’un type qui ne s’aime pas trop et qui va chercher à se détruire de manière lente et agréable. Après, tout ce qui est rapport à la nature est important pour moi, mais je ne savais pas comment le rendre. Le déclic ça a été quand j’ai relu Cosey (l’auteur de "Jonathan", "Voyage en Italie", NdlR) et quand j’ai découvert "L’Homme qui marche" de Taniguchi. Une telle pagination juste pour raconter des sensations, ça m’a bluffé et je me suis dit que c’est ce que je voulais faire. Il y a une histoire, un fil qui va du premier au quatrième tome, mais si je la racontais, elle tiendrait en deux lignes. Ce n’est pas un récit policier, il n’y a pas de retournement Ce que j’aime, c’est improviser entre ces grandes scènes qui sont le thème de chaque bouquin et qui entraînent vers la fin de l’histoire. Dans ce livre, les cent premières pages sont improvisées et les cent suivantes me permettent de rattraper le cours de l’histoire.
On retrouve dans “Blast” des thèmes déjà présents dans “Le Combat” : l’idée de retraite, la figure du père… C’est conscient ou vous vous en êtes rendu compte après coup ?
Mon père est mort pendant que je faisais le deuxième tome du "Combat" et ce lien père-fils s’est imposé à moi. Je ne m’en suis pas vraiment remis, j’ai besoin de parler de ça. J’ai fait une espèce de catharsis en faisant mourir le père de Polza au début du tome 1, ce qui lui donne envie de larguer les amarres.
Ce qui étonne dans le traitement graphique, c’est ce mélange entre le réalisme et ces visages caricaturaux, comme celui du père de Polza et sa tête d’oiseau…
Tout se fait sur le tas. Je n’arrivais pas à dessiner mon propre père. J’ai un jour trouvé un crâne de pie dans la nature et je me suis dit : pourquoi s’acharner ? Je vais lui faire une tête de père oiseau. Et ça marche. Pour moi, ce sont des visages réalistes, même s’ils ne le sont pas. Je suis parti du très gros nez, quand j’ai commencé en bande dessinée. J’ai changé les corps, mais je n’ai pas pensé à changer les nez difformes (rires).
Le “blast”, c’est le fantasme de l’omniscience ?
Ça m’est arrivé plusieurs fois. Dans des moments très étranges, on a l’impression d’être au centre de tout, de comprendre ce qui se passe autour de nous, alors qu’au quotidien, on tente plutôt de se débrouiller avec ça. Quand on se trouve dans pareil état, que ce soit dû à une émotion, des drogues, une transe ce sont des épiphanies. Bon, après, on se réveille et on se dit qu’on s’est fait un film. Mais si justement, c’était cet état de transe, et pas l’état d’éveil, qui révélait le mystère de la place de l’homme dans l’espace ? Tout le monde a vécu ça, peut-être pas de façon aussi violente. Récemment, un ingénieur m’a expliqué qu’il avait connu cette sensation en travaillant sur un théorème de maths dont il avait soudain compris la signification.
Vous a-t-il fallu longtemps pour trouver comment représenter cette déflagration intérieure ?
Ça a été une catastrophe, avant de trouver la solution. J’ai fait des peintures, des aquarelles, des collages Rien ne fonctionnait. Dans mon atelier, j’ai une armoire dans laquelle je conserve tous les dessins de mes enfants, depuis qu’ils ont l’âge de tenir un crayon jusqu’à ce qu’ils dessinent trop bien, vers 6 ou 7 ans. Je les avais scannés pour une pochette de disque, et puis ça a pris sens. Il y a une remise en forme, je ne les plaque pas de manière brute, j’en mets plusieurs par cases, je les mélange avec mes dessins La brutalité des dessins d’enfants, mélangée avec mon dessin "professionnel", correspondait bien avec cet instant-là (le blast, NdlR). Mais encore une fois, ça n’a pas été mûrement réfléchi.
On sent aussi que c’est un ouvrage où le dessinateur cherche à se faire plaisir, à se livrer à des expériences graphiques.
Oui, mais avant d’être des moments de plaisirs graphiques, ce sont d’abord des chocs visuels. J’ai été au zoo avec les enfants, et quand j’ai vu cette peau d’éléphant, qui ressemble à une carte de Mars, ça m’a donné envie de la dessiner tout de suite. Comme les moaïs (les statues de l’île de Pâques - NdlR), qui ont été un tel choc culturel et esthétique que je n’ai pas pu m’empêcher d’en placer dans "Blast". En plus, ils sont en rapport avec le personnage de Polza, énormes, bizarres.
A eux deux, Polza et Jacky pourraient écrire un traité de misanthropie. Mais c’est quand même Larcenet qui écrit, comme quand, dans le premier tome, vous fustigez les “mange-misère” qui singent la société dont ils sont exclus…
Il y a actuellement un retour à la bien-pensance qui me gêne. Par exemple, le racisme n’est plus une opinion mais un délit. Je ne suis vraiment pas du côté des racistes, mais je trouve stupéfiant qu’on ait laissé passer la loi Gayssot. Je ne veux pas qu’on m’assimile aux gens d’extrême droite, mais on cite tout le temps la phrase de Voltaire ("Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire", NdlR). Or, aujourd’hui, c’est mon cul, Voltaire. Et puis ça ne marche pas, puisque le FN monte. Sur papier, Zemmour a raison de dire qu’on achète du shit qu’aux Blacks et aux Arabes. Ce qu’il oublie de dire, c’est qu’on achète du shit aux gens qui sont pauvres. Je suis très attaché à la parole. Alors ce qui se passe en France m’ennuie, pour le moment.
La noirceur de l’ouvrage prend le lecteur à la gorge. Et l’auteur, il vit ça comment ?
C’est très très dur, et c’est en partie pour ça que ça se fera en quatre tomes et pas en cinq. Je deviens insupportable envers mes proches, parce que pour que le personnage de Polza soit crédible, il faut que je le joue. Par exemple, quand il entre par effraction dans une maison, il faut que ces gestes soient crédibles, c’est pas Bernard Prince. Etant déjà rentré dans des maisons inhabitées, je sais que ce n’est pas comme dans les films : c’est pas facile, on se fait mal. Bref, je joue ce personnage, y compris quand il est au plus bas. C’est aussi pour ça que je n’arrive pas à travailler sur un autre album en même temps. C’est 200 pages, c’est long, le récit est tendu. Ça ne me facilite pas la vie. Tu te découvres toi-même quand tu racontes une histoire pareille.
L’apocalypse selon saint Jacky, Blast t.2, Larcenet, 204 pp, environ 23 euros
Larcenet, le petit rigolo devenu chroniqueur du ressentiNé en mai 69, à Issy-les-Moulinaux, en Ile-de-France, Emmanuel Larcenet a entamé sa carrière au mitan des années 90 dans les pages de "Fluide glacial", qui accueillent ses savoureux récits parodiques comme "Bill Baroud" ou "Le guide de survie en entreprise", le plus pointu "Minimal", puis le grinçant "Chez Francisque", avec Lindingre. Dans le même temps, il se livre à de plus confidentielles expériences pour Les Rêveurs, petite structure éditoriale qu’il a créée. En 2000, il intègre la collection Poisson-Pilote créée par Dargaud, qui accueille la crème de la nouvelle génération : Trondheim, Sfar, Blain Il y publie, entre autres, le désopilant "Retour à la terre", série (plus ou moins) autobiographique scénarisée par Ferri. Un immense succès public, comme le sera "Le Combat ordinaire", qui démontre que Larcenet est bien plus qu’un petit rigolo. Miroir des angoisses de l’auteur, cette série en quatre tomes (le premier fut primé à Angoulême en 2004) contant la remontée vers la surface d’un photoreporter dépressif élève Larcenet au rang d’auteur phare. Son dessin minimaliste a gagné en épaisseur et en maturité, de ses scénarios émanent des émotions à la fois fortes et subtiles. Reconnu et bankable , Larcenet peut désormais tout se permettre. En témoigne la tétralogie (en cours) "Blast", que son immense talent fait briller d’un noir éclat. OleB