Après "Purge", Sofi Oksanen revient en force
Sofi Oksanen fut la révélation littéraire de 2010. Elle avait à peine 33 ans et avait déjà à son actif un triomphe mondial avec son formidable roman "Purge". L’excellent roman “Quandles colombes disparurent” prolonge ce terrible huis clos.
Publié le 20-05-2013 à 08h48
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Sofi Oksanen fut la révélation littéraire de 2010. Elle avait à peine 33 ans et avait déjà à son actif un triomphe mondial avec son formidable roman "Purge" (Stock), prix Fémina, vendu à plus d’un million d’exemplaires et traduit en une quarantaine de langues. De plus, son look gothique-punk en faisait une vedette médiatique. Habillée tout de noir, dreadlocks mauves, cheveux rouges, maquillage rouge et fines lunettes, on la voit de loin.
Sofi Oksanen est née en 1977 à Jyväskylä, "Alvar Aalto city", dit-elle, du nom du grand architecte finlandais. Elle publie aujourd’hui son nouveau roman, "Quand les colombes disparurent". L’an dernier, on avait publié d’elle un roman de jeunesse, "Les Vaches de Staline", mais qui n’était qu’un brouillon de "Purge". Ici, on a un roman très abouti, formidable et prenant.
"Purge" était un huis clos terrible entre deux femmes dans une ferme d’Estonie, sur fond de 50 ans d’une double occupation, nazie puis soviétique, de ce petit pays que bien peu de lecteurs connaissent. Un roman marqué aussi par la question de la violence faite aux femmes, violence sexuelle devenue une arme de guerre (un sujet longtemps tabou), une violence qui continue aujourd’hui en Russie, sous forme de prostitution forcée.
"Quand les colombes disparurent" poursuit en quelque sorte le récit en se focalisant cette fois sur les hommes. Que faisaient-ils dans ces périodes troublées, dans la clandestinité des forêts ou la jungle des villes ? Le roman parle aussi de l’occupation allemande de 1941 à 1943, un thème qui nous est plus proche. Un roman qui montre comment l’Histoire et la politique, pendant tant d’années, occupèrent totalement les esprits pour les formater et les détruire.
Que firent les hommes ?
On suit les destins croisés et dramatiques de deux cousins, Roland et Edgar. En 1941, ils ont tous deux déserté l’Armée rouge pour rejoindre les rangs des "Frères de la forêt" qui, dans tous les pays baltes, combattirent pour l’indépendance. Mais leurs chemins, ensuite, bifurquèrent.
Si Roland resta fidèle à son idéal, combattant toutes les occupations, la soviétique comme l’allemande, perdant en chemin sa chère Rosalie assassinée de manière mystérieuse, Edgar, lui, est un opportuniste qui voit dans les tourments de l’Histoire des chances à saisir. Il change son nom en Eggert Fürst, devient un serviteur zélé des nazis et les aide à connaître les sentiments des Estoniens et à "régler la question juive". Quand les Russes reviennent et chassent les Allemands, il parvient à nouveau à retourner sa veste sous le nom de Parts et à devenir un auxiliaire tout aussi zélé du KGB dans la recherche des Frères de la forêt et des ex-collabos allemands.
"Certes, nous dit Sofi Oksanen, je parle des hommes cette fois, mais n’oubliez pas le personnage de Juudit, la femme délaissée d’Edgar, qui trouve l’amour dans les bras d’un officier allemand et qui finit sa vie enfermée dans un hôpital psychiatrique. C’est, pour moi, mon plus fort personnage."
Va-et-vient
Sofi Oksanen avance dans son récit avec l’habileté d’une grande pro. Des chapitres courts et incisifs font passer sans cesse de l’époque de l’occupation allemande (1941 à 1943) à celle des Soviétiques en 1963, et inversement. Elle ménage le suspense (on ne dévoilera pas les surprises du roman et la cause du meurtre de Rosalie). Elle prépare ses effets. Et elle combine un roman naturaliste avec une belle finesse psychologique et historique.
Naturaliste est la description de la campagne avec ses bruits, ses odeurs, son archaïsme, ses bois humides, suintant la peur. L’écriture d’Oksanen sollicite les cinq sens. Et en face de cela, il y a Tallinn, la capitale. L’auteure explore, cette fois, de nouvelles atmosphères (champs de bataille, bureaux, ville). "Mais la campagne reste très présente. Il ne faut pas oublier que le dernier Frère de la forêt ne fut abattu par les Soviétiques qu’en 1980 seulement ! Et dans ce huis clos oppressant, se dévoilent petit à petit les caractères d’Edgar, de Roland et de Juudit. La guerre change les hommes, créant la peur et la schizophrénie. Elle fait du brain washing, du lavage de cerveau. Ce qu’on a connu si longtemps en Estonie doit se retrouver aujourd’hui en Irak ou en Syrie."
"Quand les colombes disparurent" donne une image de l’Estonie qu’on a trop longtemps voulu occulter. Une nation foulée aux pieds par cinquante ans d’occupation.
"Mon propre grand-père maternel résista aux Soviétiques alors que mon grand-oncle collabora avec eux. Les procès de cette époque n’ont pas vraiment eu lieu. Par beaucoup de côtés, la longue occupation soviétique fut pire encore que l’allemande : plus de déportés, plus de morts, des dégâts sur l’environnement dont on n’a mesuré l’ampleur que lorsque les Soviétiques sont partis, des mines laissées à la frontière. Les Russes qui ont été forcés d’émigrer en Estonie et qui ont souvent collaboré avec l’autorité soviétique, voire le KGB, sont toujours là, car ils ne peuvent revenir dans un pays qui, entre-temps, a implosé !"
Dans "Quand les colombes disparurent", la différence entre les bourreaux et les victimes, entre les héros et les collabos, est mince comme le fil d’une vie. On peut être l’un ou l’autre sur un coup de dés, un jour du côté des oppresseurs et, le lendemain, brisé parmi les victimes. En Estonie, chaque famille connaît des frères et des sœurs qui ont opté pour les uns ou les autres. Que signifient la culpabilité et le courage quand l’Histoire est si implacable ?
Le combattant de la forêt est-il un nationaliste comme le dit le mythe estonien, ou un national-socialiste comme le décrétèrent les Russes ? Parfois les deux à la fois. L’arrivée des Allemands chassant les Soviétiques en 1941 fut vécue comme une libération par une grande partie de la population, écrasée par le joug soviétique.
Et comment juger Juudit et son amour pour l’officier Helmuth ? À cette époque, les femmes restaient seules et une enquête au Danemark a montré que, durant la guerre, plus de 50 % des femmes trouvaient les Allemands plus séduisants que les Danois.
Marguerite Duras
Les romans de Sofi Oksanen - comme "Les Bienveillantes" de Jonathan Littell et, tout dernièrement, le livre de l’historien anglais Keith Lowe sur "L’Europe barbare" - nous dévoilent l’histoire de l’Europe de l’Est pour laquelle la Seconde Guerre mondiale ne s’acheva pas en 1945 mais se prolongea bien au-delà.
Ce nouveau roman clôture, dit-elle, un triptyque avec l’histoire de l’Estonie en toile de fond. "Malgré la chute du mur, celui-ci, en réalité, est toujours là dans les têtes, à l’Est comme à l’Ouest, d’autant que les pays de l’Est ont montré toute leur fragilité dans la crise économique. J’ai toujours été passionnée par l’Histoire, et l’Estonie a l’avantage de montrer encore les strates du passé. On y voit des églises du Moyen Âge à côté de bâtiments 1900 ou contemporains. Alors qu’en Finlande, presque tout a été bâti au XXe siècle."
Est-ce son but ? "Oui, je veux rendre les gens plus conscients de ce qui se passe dans les ex-pays de l’Est. Ils ne connaissent pas leur histoire et si on ne les comprend pas, cela peut influencer les autres pays européens, ne fût-ce que par la persistance du crime organisé dans plusieurs de ces pays."
Veut-elle vaincre une sorte de racisme à l’égard de ces pays ? "Certainement, mais pas chez tous les lecteurs, heureusement."
L’Estonie est si proche mais si méconnue. Pendant 50 ans, nous n’avons pas voulu voir la double occupation soviétique et allemande que ce petit pays a subie. Les cicatrices de tant de morts et de déportés sont toujours douloureuses. Il y a quelques années, un diplomate belge nous disait avoir reçu une demande d’interview d’une journaliste locale sur Léon Degrelle. Et quand il la rencontra, celle-ci lui fit tout un discours à la gloire du collaborateur belge, vu par certains, en Estonie, comme un héros de la lutte contre les Soviétiques. Cette histoire douloureuse est le terreau des romans d’Oksanen.
Sofi Oksanen est très soucieuse de son style. Elle explique qu’elle aime la langue française qu’elle continue à apprendre en lisant Duras dans le texte : "J’adore, nous dit-elle, les romans de Marguerite Duras que je tâche de lire en français pour me perfectionner. Je me souviens de cette phrase tirée, je pense, de L’Amant , où elle écrit : ‘Hélène, elle, elle est belle’. Quelle musicalité dans les mots. De plus, elle a remarquablement parlé des sentiments post-coloniaux au Vietnam. Cela m’inspire."
Sofi Oksanen, "Quand les colombes disparurent", traduit du finnois par Sébastien Cagnoli, Stock, 400 pp., 21,50 €.