Les mots, singulière matière
Côté cour, Maurice Mimoun est un chirurgien de renom, François Garde un haut magistrat. Côté jardin, tous deux sont romanciers. Rencontre.
Publié le 12-07-2013 à 05h38 - Mis à jour le 12-07-2013 à 08h15
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Côté cour, Maurice Mimoun est un chirurgien de renom, François Garde un haut magistrat. Côté jardin, tous deux sont romanciers. Quel est le rapport aux mots, qu'ils manient quotidiennement ?
"La puissance de l’écrit est indispensable"
Maurice Mimoun: "Je ne crois pas qu’on vive très bien sans littérature, et je le dis d’autant plus que j’y suis venu très tard. Je vois ce que j’ai perdu à ne pas lire de romans. Peut-être que ce n’était pas le moment de ma vie où il fallait le faire, et j’ai lu beaucoup de science et d’écrits sur la nature. J’ai l’impression que j’ai accumulé des données en étant complètement à côté de la culture habituelle, qui n’est pas une culture au sens où on l’entend. Puis je suis entré en littérature, par Milan Kundera, par hasard, avec "L’Insoutenable légèreté de l’être", à l’âge de trente ans. J’ai alors commencé à lire.
"La complexité du roman est un élément qui se rapproche énormément de la pratique médicale. On dit qu’il faut être matheux pour faire la médecine : c’est une erreur. Il faut être rigoureux, mais sculpter un texte nécessite de la rigueur. Ce sont les mathématiques qui sont à côté de la vie. Quand on analyse un texte, un roman, on est dans le même processus intellectuel qu’interpréter, comprendre la personne qui est en face de soi, que ce soit un patient, que ce soit le sentiment amoureux. Rien ne se rapproche plus de la vraie vie que le roman, même si c’est une fiction. L’écriture m’a donné des outils supplémentaires dans ma pratique. Je parle aux gens un peu différemment. Parfois, il y a des choses qui sont difficiles à comprendre, pas nécessairement d’ordre technique ou chirurgical. Dans les décisions à prendre, si vous êtes trop cartésien et procédez de manière mathématique, comme si vous répondiez à un questionnaire, vous ne faites pas passer l’idée au patient. De temps en temps, j’écris certaines consultations. Et il m’arrive d’écrire des courriers aux patients, un peu comme si j’écrivais une page de roman, c’est-à-dire avec la nuance qu’on peut mettre dans un texte. Et je remarque que cela les fait changer, cela leur donne le pouvoir de comprendre quelque chose qui est un peu inexplicable, entre les mots.
"La puissance de l’écrit est indispensable. C’est pédagogique. Vous avez beau dire à un patient une fois, deux fois, trois fois quelque chose, parfois cela ne change rien. Déjà, si un conjoint ou un parent est présent, il entend différemment. Récemment, je réexpliquais encore et encore sans que les concernés comprennent. A un moment, je l’ai écrit de manière littéraire. J’ai envoyé le courrier, et c’est magique : je n’arrivais pas à convaincre la patiente, et elle est revenue vers moi. Lire un écrit, c’est gravé, on peut le réinterpréter. Je trouve vraiment qu’on devrait faire entrer plus de littéraires en médecine. Je l’ai dit à mon doyen : on doit avoir une attention plus sévère à la précision des mots dans les consultations. Avec les élèves, je suis maintenant beaucoup plus exigeant sur le sens des mots, le style des thèses. Evidemment il y a une rigueur nécessaire, mais on doit tout comprendre. C’est dans le roman qu’on peut accepter qu’il y ait des choses qui nous échappent.
"Le roman s’est imposé comme ma seule façon de faire ressentir ma vision de l’amour, du désir. Sans la complexité du roman, je n’y serais pas arrivé. Et ce qui est assez étonnant, c’est qu’une fois terminé, le roman vous dépasse : j’ai écrit un texte, et quand je le relis, j’y trouve des choses auxquelles je n’avais pas pensé et qui me plaisent."
Une responsabilité, sociale ou intime
François Garde: "J’ai mis du temps avant de passer à la fiction. J’ai écrit beaucoup d’articles juridiques, une biographie, des essais. J’ai osé la fiction il y a quatre ans. A dire le vrai, c’était l’objectif réel, et je crois avoir écrit deux ou trois romans qui ont été refusés par les éditeurs. Pour une raison qui me paraît désormais imparable, avec le recul et l’expérience : ils étaient mauvais. Quand enfin on est publié, et qu’on rencontre un certain succès, on comprend pourquoi les autres - et je suis très attaché à ces brouillons -, ce n’était pas ça. "Quand vous êtes magistrat et que vous écrivez une décision de justice, c’est une responsabilité lourde, puisque ce que vous écrivez et ce que vous signez va devenir une vérité judiciaire. Il peut y avoir appel, mais ce n’est pas le cas dans 90 % des dossiers. C’est donc une responsabilité que je ressens chaque fois, malgré l’expérience. Pour que cette décision soit aussi parfaite que possible, il y a des règles qui sont toutes sous-tendues par les raisonnements juridiques, mais la décision que je vais rendre à Grenoble, si elle devait être rendue à Bordeaux ou à Nantes, un autre magistrat l’écrirait avec les mêmes mots, si on est bon. L’affect, l’équation personnelle, l’âge, le sexe ne changent en rien le raisonnement, et donc les mots, puisque les mots sont le raisonnement. Donc si vous avez raisonné droit, il n’y a qu’une seule manière d’exprimer ce que vous voulez dire. C’est une extrême contrainte, et quand vous écrivez un roman, vous êtes à l’inverse dans une extrême liberté, vous pouvez faire mourir votre héros d’une crise cardiaque ou faire atterrir une soucoupe volante. Chaque mot ouvre une multiplicité de possibles. Et ce qui est extraordinaire, c’est que l’extrême rigueur du magistrat et l’extrême liberté du romancier ont le même effet quand j’écris : la responsabilité. Celle du romancier n’est pas de la même nature, elle n’est pas sociale, mais intime : arriver à bien dire ce que je veux dire. Ce que j’aime dans les romans que j’écris, c’est raconter des histoires, tout simplement. Ce que je veux, c’est obtenir et garder l’attention du lecteur, qu’il ne lâche pas, de la première à la dernière page, en étant en permanence dans mon univers, dans cette histoire, qu’il se passe des choses. Je dois veiller à ce que jamais la tension ou l’intérêt ne retombent, à ce que chaque paragraphe, digression, développement, réflexion, même si parfois ça a l’air de partir dans des chemins de traverse, apporte quelque chose à la construction globale. Je me méfie de moi, d’une certaine tendance à faire des numéros de bravoure, à faire le beau. Je suis peut-être capable de le faire, mais alors je triche avec mon lecteur. Il n’est pas là pour me voir faire le salto arrière, mais pour partir dans une histoire. J’y tiens beaucoup.
"Dans mon travail de magistrat, le mot est un outil, je me sers de mots comme un maçon d’une truelle, je construis quelque chose avec les mots. Quand un pianiste peut aimer son piano, je ne crois pas que le maçon aime sa truelle, il s’en sert. J’aurais plutôt ce rapport aux mots quand j’écris un jugement. Je choisis non pas le bon outil mais le bon mot, et ainsi de suite pour que ma phrase soit bien d’équerre."