Passer la frontière en vain

Richard Ford, l’un des plus grands romanciers américains d’aujourd’hui, livre un subtil roman d’apprentissage. Comprendre le hold-up perpétré par ses parents sera pour un adolescent la seule voie vers l’acceptation de sa vie.

Geneviève Simon

Cinq ans après "L’état des lieux", qui remettait en scène Frank Bascombe, apparu dans "Indépendance" (prix Pulitzer 1996) et cette fois à l’heure des bilans de la cinquantaine, Richard Ford (né en 1944 à Jackson, Mississipi) revient avec "Canada", roman initiatique dans la veine d’"Une saison ardente" (1991). Situé pour partie comme ce dernier à Great Falls, Montana, "Canada" retrace aussi la destinée d’un adolescent marquée par la solitude. Dell Parsons a quinze ans quand ses parents dévalisent une banque, pressés par des créanciers peu commodes. Pour lui comme pour sa sœur, l’avenir passe par l’orphelinat. Mais comme ni services sociaux, ni police ne se manifestent pour s’inquiéter de leur sort après l’arrestation de leurs parents, Dell s’enfuit au Canada, dans le Saskatchewan (photo), avec la complicité d’une amie de sa mère, quand sa sœur préfère fuguer. Là, il échoue dans un univers de violence virile, évoluant entre l’étrange Charles Quarters et l’imprévisible Arthur Remlinger, pour être bientôt confronté au meurtre.

Comment des gens sans histoires en sont-ils arrivés là ? C’est la question qui taraude Dell à propos de ses parents, et qu’il tente de solutionner en livrant le récit de leur histoire. Pourquoi, un matin, un homme normal est-il devenu délinquant ? L’adolescent qui se passionne pour les échecs (ses règles, ses stratégies) et pour les abeilles (leur vie en symbiose les unes avec les autres et avec leur milieu) doit désormais affronter une réalité nouvelle, peu définie, mouvante. Mais il le sait, pour comprendre, il lui faut s’intéresser tant à l’avers (le normal) qu’au revers (le désastreux) de la vie et des agissements de Neeva et Bev, ses parents. Deux êtres piégés par la vie dès leur première rencontre "expéditive", puisque Neeva en reviendra enceinte de jumeaux. Marié peu après, le couple déménage au gré des affectations de Bev, qui est militaire. Quand il quitte l’armée, il peine à décrocher un emploi. L’argent reviendra facilement grâce au trafic de bœuf volé avec la complicité d’habiles Indiens. Mais la combine ne tiendra qu’un temps. Aveuglé par sa naïveté, Bev se retrouve piégé. On connaît la fin.

En donnant un sens à l’histoire de ses parents, qui est aussi la sienne, Dell s’autorise à rebondir dans la vie, et à rejoindre le monde des adultes. Au fil de cette singulière trajectoire aux allures de road-movie, Richard Ford sonde au plus près une conscience en cheminement, livrant là un remarquable roman qui s’articule subtilement autour de la notion de frontière. Entre le bien et le mal, l’ici et l’ailleurs, hier et demain, ce que l’on est et ce qu’on souhaite être. Car rien ne sert de fuir. "Ce qu’on a fait, ce qu’on n’a pas fait, ce qu’on a rêvé de faire, un beau jour tout se rejoint."

Canada Richard Ford traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun éd. de l’Olivier 478 pp., env. 22,50 €. En librairie le 22 août

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