Les fantômes du refoulé
"Esprit d’hiver", un huis clos familial formidable de Laura Kasischke où une mère et sa fille s’affrontent. Avec le passé caché qui revient.
Publié le 09-09-2013 à 10h36 - Mis à jour le 09-09-2013 à 11h36
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Lire un roman de Laura Kasischke est un plaisir trouble. Elle raconte des histoires simples, de la vie la plus quotidienne, mais dans lesquelles l’étrange grandit peu à peu, jusqu’à l’angoisse. Quand on la lit, on pense à ce tableau de Magritte où une petite fille dévore à pleines dents un oiseau mort et sanglant. Elle l’expliquait ces jours-ci au "Monde" : "Ce qui m’intéresse c’est le refoulement, le déni, les souvenirs oubliés, la façon dont l’inconscient nous travaille au quotidien dans la fausse quiétude de l’univers domestique". Ses héros de romans sont Œdipe, le Roi Lear, Nora de "La Maison de poupées" d’Ibsen, "toujours la même obsession qui revient, des êtres qui voudraient exprimer des choses qu’ils savent avant même que ces choses ne les anéantissent eux-mêmes". Déjà sa propre vie a une sa petite part d’angoisse quand elle dit que dans sa ville de Chelsea, dans le Michigan, elle entend parfois, la nuit, le cri des coyotes…
Le plus troublant est que la part de peur est inhérente à la part de rêve. On ne peut se débarrasser de l’un sans perdre l’autre. Elle cite dans son très beau nouveau roman, "Esprit d’hiver", cette phrase de Rilke : "Si mes démons devaient me quitter, je crains que mes anges ne prennent à leur tour leur envol".
Il y a dans tous les romans de Laura Kasischke, c’est son huitième, un côté thriller et on ne dévoilera pas ici les surprises du récit. Il y a aussi un aspect psychanalytique, une analyse au scalpel des relations intimes et familiales.
Le décor d’"Esprit d’hiver" est très simple, avec une unité de lieu et de temps propice pour faire de ce roman une pièce de théâtre. Un 25 décembre, une mère, Holly, 48 ans, et sa fille de 15 ans, Tatiana, sont à la maison et attendent la famille et les invités pour fêter Noël comme chaque année. Mais cette fois, un violent et inattendu blizzard souffle et les invités se décommandent les uns après les autres. Le mari, parti chercher ses parents à l’aéroport, est lui aussi bloqué. La mère et la fille se retrouvent seules, dans un huis clos de plus en plus dramatique.
Holly est poétesse, comme Laura Kasischke elle-même, mais elle n’a jamais vraiment pu écrire, elle fut "stérile" déjà dans sa production poétique. Son poème est sans doute sa fille Tatiana qu’elle persiste à appeler son bébé, sa "Tatty", malgré que cette dernière soit devenue une grande adolescente irritée par sa mère.
Holly essaie de bien faire, d’organiser la fête, de veiller sur sa fille, mais elle sent mal les choses, elle est inadéquate, envahissante. Et on retrouve dans ce face-à-face toutes les ambiguïtés d’une relation mère-fille car Holly a toutes les peines du monde à lâcher prise et à laisser son enfant s’envoler. L’émotion et même la folie de cette mère nous touchent. Elle ne comprend pas le désarroi et la souffrance de sa fille.
Ces scènes, somme toutes banales, se nourrissent peu à peu d’un passé que Laura Kasischke met au jour et dont on ne peut se débarrasser. Une scène exprime ça, quand Holly veut frotter à grandes eaux une tâche sur le carrelage de la cuisine et que sa fille lui dit que cette tâche n’est que son ombre ! On ne peut jamais effacer son héritage, son histoire. "Personne ne naît sans héritage, il vous suit jusqu’au jour de votre mort."
Des signes rappellent que le refoulé de la vie d’Holly n’est pas loin; la sonnerie du téléphone est une musique de Bob Dylan qui annonce "it’s a hard rain"; un mystérieux correspondant essaie de la joindre; elle garde en tête une phrase surgie la nuit dans un rêve : "Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux"; une sombre histoire de poules qui s’entre-dévorent semble avoir fort frappé la mère et l’enfant; Tatiana ne veut plus voir de la chair sanglante.
La Russie est l’autre pôle de ce roman. Holly a dû subir une mammectomie et ovariectomie complètes pour éviter de mourir d’un gène déficient comme toutes les femmes de sa famille. Et, devenue stérile, elle et son mari ont adopté une petite fille en Sibérie, à l’orphelinat Pokrovka n°2. Ils y ont été deux fois, treize ans plus tôt, repérer l’enfant et puis le chercher. Les souvenirs d’alors remontent en ce jour de Noël, troubles, avec ces infirmières russes inquiétantes, peut-être violentes et vénales, avec une porte de l’orphelinat qui cachait l’horreur faite aux enfants, avec les grands yeux noirs et les longs cheveux de Tatiana enfant, ou était-ce sa sœur ?
En Sibérie, il y avait déjà le blizzard et le bizarre. Tatiana avait plus de deux ans quand ils l’ont ramenée. Qu’avait-elle vécu là ? Qui est-elle réellement ? Quand Tatiana était enfant, elle aimait jouer avec sa mère à disparaître et faire croire qu’on avait échangé l’enfant. Mais n’est-ce pas la réalité ?
Dans le huis clos de la fête de Noël, le comportement de Tatiana devient, aux yeux de sa mère, de plus en plus étrange : elle change de robes, s’enferme dans sa chambre. Elle n’est plus la petite fille adorable et si gentille qui avait fait son bonheur. Mais est-ce vrai ou sont-ce les fantasmes de la mère ?
Holly a eu le tort de croire qu’on pouvait occulter l’origine de Tatiana et les questions posées alors. Or, ce qui a été forclos, ressort toujours, dans un grand éclat. Un sentiment oppressant monte chez le lecteur. L’issue du suspense est liée aux non-dits et aux frustrations qui viennent se fracasser sur la crise d’adolescence de Tatiana. Laura Kasischke est une maître du suspense dans la vie quotidienne, sans autres meurtriers et démons que nos peurs et nos amours frustrées.
Guy Duplat
Esprit d’hiver Laura Kasischke traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Aurélie Tronche Christian Bourgois 276 pp., env. 20 €