Les voix et les voies de Nancy Huston
Quelles est la réelle singularité d’un individu ? Où et comment se joue ce que l’on est ? Un roman ambitieux et audacieux.
Publié le 09-09-2013 à 10h36 - Mis à jour le 09-09-2013 à 11h29
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C’est avec un livre ambitieux, audacieux et participant aux questions inscrites à notre époque de migrations et d’exils que Nancy Huston aborde la rentrée littéraire. Quelle est la part de réelle individualité d’un individu ? De quelle hérédité procède-t-il ? De quelle culture ? Que partage-t-il avec ceux dont il est issu ? Que lui ont apporté les rencontres, les hasards, les lieux qui ont balisé sa route ? Où et comment se joue ce que l’on devient ? De quoi, en somme, est faite l’identité ? Un beau sujet, vaste et complexe que cette romancière, elle-même très singulière, aborde par des voies - et des voix - multiples qui, à force de se superposer et se tresser, entravent, toutefois, quelque peu la lecture.
Alors qu’elles sont parfaitement balisées et datées, les pistes empruntées déconcertent parce qu’elles se situent à des niveaux qui obligent chaque fois à se réorienter. A force de voyager d’un personnage à l’autre, d’une époque, d’un lieu, d’une langue à l’autre, de musique en poésie, d’un film en train de se faire à un roman qui s’ébauche, on peine à suivre. Ouf ! Il faut du souffle et une liberté d’écriture déterminée pour mener à bien pareille construction. Nancy Huston a les deux et, même, semble s’y amuser avec une pointe d’ironie qui s’autorise à remettre en question l’objet à créer : on garde ceci, on laisse tomber là… Au lecteur de trouver la cadence et de rythmer ses pas sur les siens.
Trois destins différents se révèlent dans cette "Danse noire" en un mouvement alterné. Trois vies dont on découvre peu à peu les liens qui les unissent. Milo d’abord, tout à la fois tourmenté et intrépide, aussi appelé Astuto. Tandis qu’il se meurt à l’hôpital en 2010, rêvant de partager, en scénariste qu’il est, un dernier film avec son ami, le réalisateur Paul Schwarz, sa vie est reconstituée à partir de la découverte qu’il a faite, vingt ans plus tôt, d’un bébé échoué dans une poubelle. Neil, son grand-père avocat, venu d’Irlande pour avoir été impliqué dans les combats du Sinn Fein, apparaît à l’âge de 18 ans où il découvre les bordels de Dublin ainsi que Joyce et Yeats qu’il rêve de rejoindre dans une écriture dont il ne sera jamais que vélléitaire. Awinita enfin, suivie essentiellement dans les années 50. Elle est la mère de l’un, la femme du fils de l’autre. Indienne, prostituée pour nourrir sa famille, elle n’a de langue qu’orale et musicale, ancrant au cœur de Milo qu’elle a abandonné à sa naissance les rythmes et les forces de résistance exprimés par la capoeira brésilienne (photo), issue des danses africaines de lutte contre l’esclavage. Cette danse pour laquelle il ressentira l’attrait d’un enracinement transcende le roman en mouvements illustrés par l’intitulé des différents chapitres.
Tout au long des arrêts sur image de ces trois destinées, des questions se posent, des scènes s’impriment - le livre est très visuel - des tensions succèdent aux gestes d’amour et, en l’occurrence, aux errements du film en train de se faire ou du roman que l’on voudrait écrire. Que garde-t-on, que coupe-t-on d’une histoire, sachant selon Milo que les gens "ne veulent pas qu’on leur dise la vérité, ils veulent qu’on les rassure" ? Si Nancy Huston - née au Canada, et ayant, entre autres, vécu aux Etats-Unis avant de s’installer en France - s’est toujours gardée de l’autobiographie, on sent que ce livre puise à ce dont elle est faite : les enracinements multiples, les acquis de cultures diverses, une farouche volonté d’indépendance, les refuges de la création, les langues qu’elle parle et écrit. Dans ce roman à trois voix, la sienne s’insère continûment mais avec discrétion, jusqu’à son goût de la musique que reflète la conception même de ce roman pour le moins étonnant.
Monique Verdussen
Danse noire Nancy Huston Actes Sud 352 pp., env. 21 €