Proust et Cocteau frères… ennemis !
Se ressemblaient-ils trop pour pouvoir préserver leur amitié et leur génie propre ?
- Publié le 09-09-2013 à 10h36
- Mis à jour le 09-09-2013 à 11h30
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Deux anniversaires littéraires marquent cet automne : la sortie en librairie, le 14 novembre 1913, de "Du côté de chez Swann", le premier volume de "A la Recherche du temps perdu"; la mort, le 11 octobre 1963, de Jean Cocteau, qui se voulait la poésie même à travers sa démultiplication, certains dirent sa dispersion, en romans, films, dessins, fresques, pièces de théâtre et, bien entendu, poèmes. Ces anniversaires vont susciter livres et évocations. Claude Arnaud semble avoir pris les devants dans un portrait croisé qui rassemble Proust et Cocteau.
Les deux hommes se seraient rencontrés, fin 1909, chez Mme Alphonse Daudet, veuve de l’auteur des "Lettres de mon moulin", et mère d’un Lucien qui fut l’un des plus précoces admirateurs de Proust. Jean avait 20 ans, Marcel près de 40. Le premier jouissait d’une réputation de jeune prodige poétique, le second avait bien publié quelques articles mais sans parvenir à se débarrasser d’une indécrottable réputation de mondain, qui ne s’intéressait qu’aux duchesses.
Proust (photo) fut comme aimanté par la jeunesse et le brio de Cocteau… autre lui-même. Quiconque les approchait, dans les années 1910, ne pouvait qu’être frappé par leur gémellité : même curiosité dévorante, même désir de plaire et de dominer, même courtoisie raffinée. C’est à cette gémellité, comme à la distance croissante qui va les éloigner l’un de l’autre, que Claude Arnaud consacre un essai qui allie une rigoureuse érudition à une extrême acuité psychologique.
Proust commença par accabler Cocteau d’un amour "asphyxiant", auquel celui-ci se déroba rapidement. Mais l’inversion de leurs parcours va surtout caractériser leurs relations futures : "Peu d’écrivains se seront autant aimés, enviés, jalousés". Au départ, alors que Proust n’a rien publié de saillant, Cocteau est un poète publié et louangé. Brillant, drôle, bien élevé, il est reçu chez Mme de Chevigné, modèle d’Oriane de Guermantes, et chez la comtesse de Noailles, alors qu’elles ferment leurs portes à Proust. Il se lie avec Diaghilev et Nijinski, lors de la venue des Ballets russes à Paris. Bref, il est partout, alors que Proust s’enfonce dans une solitude misanthropique et des gribouillages nocturnes…
En 1913, la courbe s’inverse. Les gribouillages sont devenus "Du côté de chez Swann". Cocteau crie au génie. Gide, qui ne se pardonne pas d’avoir refusé le manuscrit, attire Proust vers son exigeante et puritaine "Nouvelle Revue Française". Heureux, flatté, Proust entre dans l’écurie Gallimard. Et… laisse tomber Cocteau, et tous ses amis de son époque mondaine. Coup de pied de l’âne, il donne une préface aux "Tendres Stocks" du diplomate Paul Morand plutôt qu’à "Vocabulaire" de Cocteau. Lucien Daudet l’avait prévenu : "Marcel est génial, mais c’est un insecte atroce".
Proust meurt, le 18 novembre 1922. Cocteau se précipite, veille le corps avec Lucien Daudet, va chercher Man Ray pour faire une photo de son masque funèbre. Au fil des parutions ultérieures de "La Recherche", le grand œuvre de Proust devient "un des évangiles majeurs de la religion littéraire". Cocteau, lui, sera un des rares écrivains à multiplier des réserves sur le livre d’un homme dont il ne se souvient que trop bien des petitesses, manies, vices, cruautés, et dans lequel il ne reconnaît que trop bien des personnes dont l’auteur a traqué les comportements, les amours, la sexualité.
La gloire de Proust ne cessant de s’étendre, Cocteau souffrira beaucoup de passer pour un papillon génial mais virevoltant aux yeux de la gent littéraire : surréalistes, professeurs, journalistes. Les frères ennemis finiront toutefois par se retrouver… dans la Bibliothèque de la Pléiade.
Jacques Franck
Proust contre Cocteau Claude Arnaud Grasset 208 pp., env. 17 €