Qui était donc le Kaiser ?
Un portrait vivant et nuancé de Guillaume II, le dernier empereur allemand. Charles Zorgbibe décrit un prince intelligent mais d’une fragilité nerveuse.
Publié le 23-09-2013 à 05h39 - Mis à jour le 24-09-2013 à 15h56
D’innombrables manifestations et publications vont jalonner le centenaire de la Grande Guerre, qui fit neuf millions de morts entre 1914 et 1918. Le maréchal Lyautey la stigmatisa dès le premier jour : "Ils sont fous ! Une guerre entre Européens, ce n’est pas une guerre : c’est une guerre civile !" A ce désastre s’en ajouta un second : l’inique Traité de Versailles qui fit porter toute la responsabilité de la guerre sur l’Allemagne seule, et lui imposa des "réparations" que le grand économiste Keynes dénonça aussitôt comme irréaliste. L’injustice et l’humiliation nourrirent un ressentiment que Hitler sut exploiter pour accéder au pouvoir et déclencher la Deuxième Guerre mondiale.
En 1914, régnait l’empereur Guillaume II, une figure complexe, souvent caricaturée, honnie des Français et des Belges du fait de la guerre, aujourd’hui mal connue. La biographie que lui consacre Charles Zorgbibe vient à son heure. Agrégé de droit public, ancien professeur à la Sorbonne, il allie un savoir historique souverain à une capacité lumineuse d’expliquer les questions les plus compliquées et à une fine intelligence de la personnalité du dernier empereur allemand.
Né à Berlin, le 27 janvier 1859, Guillaume était à moitié anglais par sa mère, fille aînée de la reine Victoria. L’accouchement fut long et pénible. Deux jours plus tard, on s’avisa que le bras gauche de l’enfant était atrophié et paralysé. Surmonter cette infirmité sera le plus difficile défi que le jeune garçon aura à surmonter. Etre destiné à régner sur un Etat aussi militaire que la Prusse, alors qu’on est affligé d’un handicap qui semble devoir empêcher de devenir un brillant cavalier et un habile tireur, quelle humiliation ! Grâce à un entraînement souvent cruel et à une volonté de fer, l’adolescent réussira à chevaucher à côté de son père sous la Porte de Brandebourg, à commander les exercices de son régiment, sans qu’il y paraisse. Mais un complexe lui restera.
Son éducation intellectuelle fut assurée par un précepteur allemand qui fit de lui un homme très religieux, et par un Français qui lui trouva une intelligence "ouverte, souple et déliée", le qualifia de travailleur infatigable et perçut dans son élève de 16 ans "une prédilection pour la mise en scène, les phrases sonores, les actes chevaleresques". Une prédilection à laquelle Guillaume se livra toute sa vie sans craindre le ridicule et au risque d’improvisations outrancières ou imprudentes qu’il fallait édulcorer ou rectifier par la suite.
En 1881, Guillaume épouse une princesse allemande qui lui donna six garçons et une fille et avec laquelle il mena une vie conjugale impeccable. En 1888, il accède au trône, à l’issue du bref règne de son père Frédéric, qui, atteint d’un cancer du larynx, n’aura régné que 99 jours. A la consternation du monde politique, il adressa sa première proclamation à… l’armée. Elle baignait dans un double mysticisme : l’idée que les monarques en général et les Hohenzollern en particulier étaient des intermédiaires entre leurs peuples et Dieu; l’idée que ses ancêtres l’observaient de l’au-delà et qu’il devrait leur rendre des comptes à sa mort.
Nous ne pouvons pas suivre ici tous les faits et gestes, les propos et les actes du Kaiser tout au long de son règne et que Charles Zorgbibe narre d’une façon exceptionnellement vivante grâce à de nombreux mémoires et témoignages, dont ceux du baron Beyens, notre ambassadeur à Berlin à l’époque. Deux clefs essentielles aident à les comprendre. D’une part, l’Allemagne "romantique et rêveuse" est devenue, après sa victoire sur la France de Napoléon III, un Etat national, impérial et militaire, mais qui, même à l’apogée de sa puissance et de sa gloire, ressent la crainte obsessionnelle d’un encerclement par la Russie, l’Angleterre et la France. Deuxième clef : l’Allemagne ne s’est pas seulement "prussianisée", elle s’est industrialisée (lire ci-contre).
Dans l’exercice du pouvoir, Guillaume offre un visage contrasté. Son intelligence, sa courtoisie, son éloquence séduisent ses visiteurs, du président américain Theodor Roosevelt au fondateur du sionisme, Theodor Herzl. Son inclination à la paix se manifeste dans toutes les crises avant 1914. Mais sa fragilité nerveuse et physique, et l’angoisse de ne pas être à la hauteur de ses immenses pouvoirs personnels, créent en lui une insécurité permanente.
Le 28 juin 1914, Guillaume mène son "Meteor" dans les régates de Kiel, lorsqu’une vedette rapide le rejoint avec la nouvelle : l’archiduc François-Ferdinand a été assassiné à Sarajevo. L’affaire est grave, pas assez grave à ses yeux pour renoncer à sa croisière annuelle dans les eaux norvégiennes. A son retour, un engrenage infernal a broyé la paix.
Commandant en chef de l’armée, l’empereur se révèle rapidement instable, contradictoire, au point que ses généraux feront de lui un "spectateur de la guerre" : on l’informe, on ne le consulte plus. Lorsque la situation économique et sociale provoque désordres et révoltes en Allemagne, et que la victoire apparaît impossible, l’armée réclame sans état d’âme l’abdication de l’empereur. Il gagne alors la Hollande, où il vivra encore 22 ans. Et où la reine Wilhelmine et son gouvernement refuseront de le livrer aux Alliés qui auraient voulu le juger comme criminel de guerre ! Il ne manifestera que du dégoût envers Hitler. Et dira sa "honte d’être Allemand", après le progrom contre les juifs de la Nuit de Cristal (9-10 novembre 1938). Il enverra toutefois un télégramme de félicitations à Hitler, après l’entrée de la Wehrmacht à Paris. Il meurt, le 4 juin 1941, laissant pour consigne l’interdiction de tout drapeau à la croix gammée auprès de son cercueil.
Jacques Franck
Guillaume II Charles Zorgbibe Ed. de Fallois 400 pp., env. 24 €