Une femme de boue

"Mudwoman" est un grand roman de Joyce Carol Oates sur une femme que son passé rattrape. On ne peut jamais échapper aux traumatismes de son enfance. Un jour ou l’autre, la carapace se fissure.

Guy Duplat

Joyce Carol Oates, 75 ans, raconte qu’elle eut ce rêve d’une femme dont le maquillage excessif séchait en se craquelant, comme de la boue séchée. De cette vision, est né "Mudwoman", un de ses romans les plus puissants. Un livre à fortes résonances autobiographiques mais qui puise aussi, comme toujours chez elle, dans l’horreur domestique.

Meredith Ruth Neukirchen, qui se fait appeler M.R., est la première femme à diriger une grande université américaine - tout fait penser à Princeton où habite Oates. Brillante philosophe, bourreau de travail, elle vit seule, sans amis, avec un amant absent, astrophysicien à Harvard.

Diriger l’université comme femme, idéaliste et pacifiste de surcroît, est un supplice. Seule dans l’immense maison victorienne affectée à sa fonction, elle affronte ces sponsors et professeurs habitués aux joutes du pouvoir.

Son "maquillage" va craquer lors d’un voyage à la Cornell University. Elle fugue pour rejoindre le lieu où, enfant, elle faillit mourir. M.R. s’appelait alors Jedda, et sa mère, psychotique illuminée, la jeta quand elle avait cinq ans dans la boue d’un marais. La tête rasée, nue sous une chemise de papier, elle n’échappa à l’étouffement que grâce à un chasseur débile alerté par un corbeau. Un couple de quakers rigides, mais aimants à leur manière, l’aideront à s’en sortir même si, adolescente, elle découvre qu’ils ne l’aimaient que par substitution à leur propre fille morte.

M.R. s’est murée dans un masque de travail, de dévouement et d’idéal. Mais quand il éclate, des visions hallucinatoires surgiront, mêlées à la réalité.

Par ce roman formidablement prenant et émouvant, Oates démontre qu’on ne peut pas échapper à son passé, surtout s’il est aussi traumatisant. L’histoire de M.R. est aussi un peu la sienne, d’une écrivaine infatigable, sortie d’un milieu pauvre et seule de sa famille à avoir été à Princeton. Sa frénésie d’écrire et sa réussite littéraire sont aussi une manière de surcompensation pour conjurer son passé. Mais parfois, comme pour M. R., sa propre carapace se fissure, surtout que ce roman fut écrit au lendemain de la mort de son mari et dans une Amérique qui, elle aussi, se délitait implacablement dans le bourbier irakien.

Guy Duplat

Mudwoman Joyce Carl Oates traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban Philippe Rey 566 pp., env. 24 €

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