Visages et virages de l’obsession
La Solange de "Clèves" a grandi et se fond dans une passion qui la mène de L.A. à l’Afrique. Nouvel et ample roman de Marie Darrieussecq.
Publié le 30-09-2013 à 05h40 - Mis à jour le 30-09-2013 à 14h10
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Ligne empruntée à "La Vie matérielle" de Marguerite Duras, et intitulant d’abord un chapitre, "Il faut beaucoup aimer les hommes" est devenu, selon l’avis de son éditeur Paul Otchakovsky-Laurens, le titre du roman tout entier. On y retrouve Solange, héroïne du précédent, "Clèves", maintenant trentenaire et actrice. Une Française à Hollywood.
Si l’auteure révélée à 27 ans par le transformiste et si fort "Truismes" s’introduit dans le monde du cinéma, c’est que l’écriture semble s’apparenter chez elle au jeu de l’acteur : une façon de s’approprier d’autres vies, d’autres trajectoires.
De prime abord (mais en apparence seulement) loin de ses thèmes récurrents - deuil, enfantement, monstruosité -, Marie Darrieussecq prend ici un malin plaisir au name dropping. C’est chez George (oui, lui) que se passe la fête inaugurale du roman. Steven (Soderbergh) est là aussi. Et beaucoup d’autres. Un autre surtout. Moins famous. Abonné plutôt aux seconds rôles. Et qui aussitôt magnétise Solange. Kouhouesso Nwokam ("quel nom quand même"), front bombé, yeux fendus, dreadlocks, grand manteau.
Le coup de foudre se mue bientôt en attente. Une souffrance, une habitude. Pour Rose, amie de Solange et psy : "Attendre est une maladie. Une maladie mentale. Souvent féminine". Pourtant les choses bougent. Kouhouesso a un projet démesuré qu’il s’obstine à mettre en œuvre, adapter et tourner, au Congo, "Au cœur des ténèbres" de Conrad. Ainsi passera-t-on de Hollywood à Paris puis à l’Afrique.
Au fil des cinq actes (hors "Générique" et "Bonus"), toujours en filigrane tremble la question du racisme, de l’exotisme, voire de la provocation. "Est-ce que Rose pourrait microscopiser son désir fou pour cet homme inespéré au stupide petit fait têtu qu’il est noir ?" Dans les rues de Paris on les regarde. "Ils étaient beaux bien sûr [...] ; mais il y avait autre chose. Ils étaient politiques." Sans jamais tomber dans la facilité du politiquement correct, le roman fuse par-delà les stéréotypes sur le couple dit "mixte". Le fait est là - elle blanche, lui noir - qui simplement s’ajoute aux autres ingrédients de cette immense interrogation : l’altérité. Du désir, de l’ambition, de l’obsession, du masculin et du féminin. C’est - s’affranchissant du noir et du blanc, ou les absorbant, ce qui au fond revient au même - de ce continuel mystère, de cette insoluble alchimie que traite ici Marie Darrieussecq. Qui avance un parallèle entre les Africains et les Basques (comme elle, comme son héroïne).
L’exergue durassien et la moiteur baroque en écho à "Apocalypse now" indiquent l’éventail du style: une élégance ponctuée de familiarité, une blancheur singulière, un foisonnement dans la clarté, une manière de classicisme très contemporain, une sensualité dans l’écriture autant que dans l’histoire de Solange et Kouhouesso, dans leur parcours marqué par le manque, la désynchronisation amoureuse, la fuite du corps et du temps.
Notons qu’avec "Il faut beaucoup aimer les hommes", Marie Darrieussecq figure dans la première sélection du Goncourt, aux côtés entre autres de Yann Moix, Jean-Philippe Toussaint ou encore Sylvie Germain.
Marie Baudet
Il faut beaucoup aimer les hommes Marie Darrieussecq P.O.L. 312 pp., env. 18 €