Chanter dans la forêt d’Arden
Le gros livre de Frédéric Verger est éblouissant et éreintant. Un ovni littéraire.
Publié le 07-10-2013 à 05h39 - Mis à jour le 07-10-2013 à 08h43
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Arden" est le roman le plus paradoxal de la rentrée. Un très gros livre de 480 pages bien serrées, sans la moindre découpe en chapitres, entrecoupé de scénarios d’opérettes, mais publié dans la collection blanche de Gallimard. Son histoire est dense comme une forêt d’Ardennes et n’a nullement découragé les jurys de quatre prix littéraires (Goncourt, Renaudot, Médicis, Décembre) qui ont placé dans leurs premières listes ce premier roman d’un professeur de banlieue parisienne de 54 ans, qui a mis cinq ans à l’écrire.
Un roman paradoxal aussi car il est une énorme comédie sur un fond éminemment tragique. Frédéric Verger rend d’abord hommage à l’opérette, un genre qu’il adore.
Son récit se déroule dans un pays imaginaire près de la Hongrie, la Marsovie (nom tiré de "La Veuve joyeuse"), avec son roi d’opérette ressemblant à celui du "Sceptre d’Ottokar". Dans ce pays de forêts et de Tziganes, deux amis ne cessent de composer des opérettes mais que jamais ils ne parviennent à terminer et à faire jouer. Il y a Alexandre de Rocoule, descendant, prétend-il, d’une grande famille, qui est gérant d’un luxueux hôtel dans la forêt et un grand coureur de jupons tandis que sa femme invente des horoscopes pour un journal de Budapest. Et son ami Salomon Lengyel, tailleur, juif, veuf, qui laisse péricliter son commerce. Il a une fille Esther, belle comme le jour, dont, bien sûr, Alexandre tombera amoureux au grand dam de son ami.
Ce duo de comédie est plongé dans le drame de la Seconde Guerre mondiale quand les nazis envahissent la Marsovie en 1944 et viennent loger dans l’hôtel d’Alexandre. Celui-ci a pris soin d’afficher une grande photo de Göring en visite à son hôtel pour faire croire qu’il est sous la protection du nazi. Mais dans ses caves, il abrite et protège tout un orchestre juif, son ami Salomon et sa fille Esther.
Parviendront-ils à se sortir de ce piège mortel ? Et si composer une opérette pouvait les sauver ?
Roman paradoxal enfin par son style. Des descriptions superbes, longues, raffinées, pleines de détails de la nature et des personnages. Des belles phrases très classiques mais truffées de métaphores successives qui font de ce roman un livre maniériste comme il y a des peintres maniéristes.
Frédéric Verger soigne aussi la construction de son récit, s’amusant même à y introduire des objets qui voyagent dans le livre au hasard des rencontres, comme cette bague de laiton de deux serpents enlacés qu’on jette et retrouve sans cesse, ou ce bout de salami aux pistaches, un bout empoisonné que Salomon avait gardé pour son suicide et qui voyage jusqu’à empoisonner par hasard les chiens lancés par les nazis à sa poursuite. Il aime inventer des histoires loufoques comme celle du musicien Louchka qui enleva deux caniches noirs d’une baronne et lui rendit un caniche blanc peint en noir dont la couleur disparut à la première pluie.
"Arden" est-il un roman savoureux d’une belle et grande écriture classique, ou un pavé touffu où on s’essouffle à suivre l’histoire ? Les deux à la fois, pour ce livre réservé à des lecteurs boulimiques qui apprécieront cet "Arden" qui ressemble à une opérette écrite par un romancier russe du XIXe siècle.
Guy Duplat
Arden Frédéric Verger Gallimard 478 pp., env. 21,50 €