Lemonnier, Maréchal des Lettres belges

Philippe Roy nous donne une superbe biographie de Camille Lemonnier. Parallèlement, paraît une anthologie de ses courtes, cruelles et réalistes fictions.

Jacques Franck
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Le 28 avril 1883, la revue "Jeune Belgique" offrit un banquet de réparation en l’honneur de Camille Lemonnier, qui s’était vu refuser le Prix quinquennal de littérature doté de 5000 francs. Parmi les quelque 250 convives, des hommes politiques, Paul Janson, Jules Lejeune, des artistes, Fernand Khnopff, Constantin Meunier, Théo van Rysselberghe, et une pléiade d’écrivains, dont Eekhoud, Maeterlinck, Verhaeren, Georges Rodenbach. Celui-ci ouvrit la série des discours : "Ce banquet n’est pas seulement une fête - c’est aussi un combat. C’est en quelque sorte la veillée d’armes d’une troupe de conscrits décidés à tout et qui viennent, à cette heure solennelle, vous reconnaître et vous saluer comme leur Maréchal des Lettres".

Qui était Camille Lemonnier, alors âgé de 39 ans ? Né à Ixelles, fils d’avocat, étudiant bohème, petit fonctionnaire pendant cinq ans à l’administration provinciale du Brabant, il attire sur lui l’attention par un reportage sur le champs de bataille de Sedan, où la France fut battue par l’Allemagne en septembre 1870. Arrivé sur les lieux avec un ami deux jours après les combats, ils sont réquisitionnés pour… enterrer les cadavres ! Ils en reviennent "souillés, déchirés, empestant la mort". Son livre décrit la détresse et les souffrances des soldats, clame sa haine des puissants indifférents aux vies humaines. "Sedan" (1871) est une manière de chef-d’œuvre qui lui vaut des éloges, y compris de Zola et de J.K. Huysmans.

Vivant dès lors de sa plume, Lemonnier multiplie les collaborations à toutes sortes de revues et de journaux, afin de se faire à la fois un nom et de l’argent. Il publiera aussi quelque soixante romans, essais, recueils de nouvelles, d’une inspiration fondamentalement naturaliste. Autrement dit, fondés sur une description quasi scientifique de la vie et du monde sous tous ses aspects, y compris les plus sordides, sans égard à la pruderie et aux préjugés de la société.

Deux ouvrages en témoignent de façon formidable : "Un Mâle" (1881), qui conte la passion quasi animale qui emporte une paysanne rangée et un braconnier sauvage; "Happe-Chair" (1886), puissante description de la vie ouvrière aux laminoirs de Couillet, dont on a écrit qu’il avait provoqué l’irruption du prolétariat dans les Lettres belges. Son audace et son talent lui assurèrent un ascendant sur le monde littéraire belge qui ne s’est pas démentie de son vivant.

Paradoxalement, nous ne possédions pas de biographie exhaustive du "Maréchal des Lettres". Philippe Roy nous l’offre aujourd’hui. Que de passionnantes heures de lecture ! Rien ne semble lui avoir échappé. Ni les turbulences d’une vie de combat (il fut un des premiers, dira Eekhoud, "qui jeta le gant à la convention, à la routine, à la médiocrité importante, aux gloires périmées, décorées et placées"). Ni les aspérités d’un caractère véhément, ombrageux, de plus en plus imbu de lui-même, rançon sans doute d’une puissance créatrice qui faisait dire au Sâr Péladan qu’il devait avoir trois testicules !

Suivant Lemonnier (ici portraitisé en 1867 par le peintre belge Emile Claus) quasiment au jour le jour, Philippe Roy nous livre un récit d’une rigueur et d’une richesse qui l’inscrivent dans la grande tradition des biographes anglo-saxons. Il nous offre, en outre, une véritable plongée dans la vie littéraire et artistique belge des années 1860-1914, que caractérisaient notamment des relations étroites entre les écrivains et les peintres et entre Flamands et Wallons. Bref, un ouvrage d’une écriture élégante et claire qui arrache Lemonnier à l’ombre dans laquelle l’ont injustement relégué les noms plus fameux de Verhaeren et Maeterlinck.

L’Académie royale de langue et de littérature françaises, sous les auspices de laquelle paraît cette biographie, publie parallèlement une anthologie de plus de 200 contes et nouvelles, réunis par Jacques Detemmerman et Gilbert Stevens. Dans une brillante préface, André Guyaux relève combien l’un des paradoxes féconds de Lemonnier fut d’impliquer le mal dans tous ses récits : "L’idée que le mal affecte tous les comportements humains est le credo de ces agnostiques qui ne croient plus en Dieu mais n’arrivent pas à croire en l’homme". Ce langage de vérité est-il audible aujourd’hui ?

Camille Lemonnier, Maréchal des Lettres Philippe Roy Ed. Samsa/Académie royale de L.L.F. 374 pp., 22 €

La Minute du bonheur Camille Lemonnier Ed. Samsa/ Académie royale de L.L.F. 430 pp., 22 €

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