Derrière les Papous, l’histoire du monde
Un livre spectaculaire de Jared Diamond au départ de la Nouvelle-Guinée. Un large panorama où l’on tire les leçons des sociétés traditionnelles.
Publié le 09-12-2013 à 05h38 - Mis à jour le 09-12-2013 à 11h38
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Jared Diamond est un étrange explorateur. Singulièrement porté sur la Nouvelle-Guinée, depuis 1964, à la faveur d’un voyage d’étude ornithologique, il s’attache dans un nouveau livre - "Le monde jusqu’à hier" - à décrire ce que nous enseignent les sociétés traditionnelles, aujourd’hui disparues pour une large part. Soit une perte considérable pour l’univers occidental, qui ignore trop souvent ce qu’il doit à ces peuples oubliés, qui peuvent et devraient pourtant continuer de l’inspirer dans son rapport aux langues, à la santé, à l’éducation des enfants, au traitement des personnes âgées, bref à une multitude de choses et notamment la résolution des conflits.
Américain comme il se doit dans ce cas de figure, le truculent personnage se défend cependant d’être anthropologue, sociologue ou historien. On apprend au contraire qu’il est géographe et biologiste, spécialisé dans la physiologie de la vésicule biliaire. Un peu comme Freud, en somme, lors qu’il se destinait tout jeune à la neurologie, se mit à étudier les organes sexuels de l’anguille.
À n’en juger que par les livres que Gallimard a déjà publiés en sa noble collection "Nrf essais", ce disciple de Darwin est obsédé par l’évolution et le changement, tant chez l’homme que chez le chimpanzé ou l’animal en général. Guidé par la curiosité, en un mot, de savoir comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Vaste et ambitieux programme.
Atterrissant donc en 1964 à Port Moresby, capitale d’une Papouasie-Nouvelle-Guinée encore en ce temps-là administrée par l’Australie, Jared Diamond est aussitôt inondé d’images qu’il compare mentalement aux clichés photographiques pris en 1931 par les pionniers des Highlands de Nouvelle-Guinée, venus découvrir un million de villageois vivant toujours à l’âge de la pierre, coiffés de plumes et vêtus d’un pagne en herbe. Et tout aussi dépourvus d’écriture, de monnaie, d’écoles ou de gouvernement centralisé. Et donc de police.
Il faut alors considérer le chemin parcouru en quelque quatre-vingts ans par les Papous. Qui, pratiquant en 1931 une grande variété de langues confinées à de toutes petites zones, s’exprimaient dès 2006 en deux langues principalement répandues, l’anglais et le tok pisin, c’est-à-dire le pidgin ou créole de type anglais. Mais qui surtout, affichent désormais des cas d’obésité, de diabète, de cardiopathies, de cancers et de moult autres pathologies encore inconnues une génération plus tôt. En un éclair, un chemin que l’auteur résume à une chaîne de bouleversements qui avaient pris des millénaires à advenir en maintes autres parties du monde.
Ainsi détient-on peut-être les clés de l’intérêt que le voyageur américain accorde aux sociétés traditionnelles. Comme un reflet du mode de vie que pratiquèrent nos propres ancêtres des dizaines de millénaires durant. Ne passant de la chasse et de la cueillette à l’agriculture et l’élevage qu’il y a 11 000 ans environ, dans le fameux Croissant fertile, et saluant alors bientôt l’avènement de l’Etat central et d’une abondante bureaucratie fortement hiérarchisée. En lieu et place, peu à peu, des bandes, des tribus et des chefferies.
Ces sociétés traditionnelles, insiste Jared Diamond, offrent des milliers d’expériences naturelles, un réservoir d’innombrables solutions aux problèmes humains que ne parviennent point inversement à résoudre nos propres sociétés modernes. À quel égard, il apparaît que nous serions nous-mêmes inadaptés. Pour autant, exhorte-t-il, il ne faudrait pas non plus idéaliser le passé et désirer des temps plus simples. En effet, nous pouvons toujours nous féliciter d’avoir éradiqué des pratiques telles que l’infanticide, l’abandon ou le meurtre des personnes âgées, les risques de famine, bon nombre de maladies infectieuses, etc. Dans cette mesure-là, les sociétés ancestrales peuvent aussi contribuer à nous vanter les bienfaits des cultures contemporaines.
Dans nos sociétés du reste, se hasarde l’auteur, "les individus sont débarrassés de la guerre chronique". N’y aurait-il pas là une petite pointe d’idéologie, quand on sait les guerres à répétition qui affectent le monde, et la quantité de menaces de conflits - nucléaires notamment - qui pèsent chaque jour çà et là ? Au reste, il consacre un long chapitre aux guerres traditionnelles, où l’on observe par exemple que la femme fut longtemps un casus belli, comme l’illustra tragiquement la guerre de Troie, quand Pâris, fils du roi Priam, entreprit de séduire Hélène, épouse du roi Ménélas.
N’allons pas voir malice, assurément, lorsque M. Diamond écrit enfin que "les Néo-Guinéens placent les porcs au même rang que les femmes comme causes de guerre. […] ils sont également la monnaie principale, symbole de richesse et de prestige, et sont convertibles en femmes comme éléments essentiels du prix d’une épousée (sic). Tout comme les femmes, les porcs sont enclins à vagabonder et à quitter leurs ‘propriétaires’, et il est facile de les enlever ou de les voler, ce qui engendre des litiges sans fin". Oserait-on dire sur ce point que le monde a progressé ?
Le monde jusqu’à hier. Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles Jared Diamond traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Sené Gallimard "Nrf essais" 568 pp., env. 24 €