Ce mauvais coucheur de Gauguin
Le Roy et Gaultier livrent une bio du peintre exilé volontaire à Tahiti. Combat de l’ordre établi, soif de vie et caractère de cochon en sont les axes.
Publié le 16-12-2013 à 05h38 - Mis à jour le 16-12-2013 à 10h30
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Dessiner à la façon de Gauguin aurait été une erreur" . Christophe Gaultier a bien réfléchi à la question. Sa recherche graphique visait "seulement" à illustrer au mieux le scénario de Maximilien Le Roy. Celui-ci poursuit immédiatement, à propos des œuvres représentées dans le livre : "A la limite, on aurait pu être plus radicaux. On aurait pu ne jamais montrer une œuvre, cadrer pour éviter que l’on voit sur la toile" .
L’intention des auteurs de "Gauguin. Loin de la route" n’était pas de réaliser une monographie, ni quoi que ce soit d’exhaustif. Le propos se limite à la période tahitienne du peintre français exilé volontaire, l’enjeu étant de rendre cette bio "lisible sans la pollution des effets de manche", concluent les auteurs.
Le Paul Gauguin ici dépeint présente donc toutes les caractéristiques d’un être humain des plus basiques et rien d’une étape incontournable de l’évolution de la peinture.
Victor Segalen, fonctionnaire qui piste les traces du postimpressionniste, n’a pas à fournir de grands efforts. Le parcours de Gauguin en Polynésie ressemble à celui d’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Sans plus aucun respect pour toute forme d’ordre, encore moins pour ses représentants, sans limite par rapport à la satisfaction de ses besoins et envies, sans concession concernant le mode de liberté qu’il a adopté, Gauguin balaie les entraves.
La douleur physique l’ayant mené à la morphine, l’artiste y trouvera l’évanouissement qu’il n’atteignait plus que difficilement en utilisant l’alcool. "Il y a une mythologie autour de l’absinthe. On la retrouve chez un tas d’artistes, comme Morrison ou Artaud, qui expérimentent. Chez Gauguin, l’alcool est maladif : il buvait même pendant qu’il peignait…", précise Maximilien Le Roy, qui insiste aussi sur le rapport boulimique établi à tous égards par le peintre.
C’est qu’il dévore tout ce qui séduit ses yeux ou son ventre, le bougre. Et qu’il mord, écharpe et recrache tout ce qu’il hait. Les confrontations avec le gendarme et avec le curé disent combien Gauguin vomissait la bonne société dont il était avant d’utiliser les couleurs que l’on n’utilisait pas. Les vahinés allongées, languissantes et douces éclipsent le révolté et l’esprit subversif qui tenaient le pinceau. Le dessin de Gaultier rend parfaitement la nervosité grandissante du personnage principal. Tout ou presque devenait de trop car les accès de douleur rendent rarement aimable. A fleur de peau en permanence, Gauguin n’en sortira pas moins de lui-même de puissantes harangues à la liberté.
Le Roy et Gaultier montrent tout le paradoxe d’une œuvre qui semble apaisée voire naïve et de son auteur, torturé, en combat permanent, hargneux. Ils savent qu’on ne souligne la distinction entre les défauts d’un artiste et son œuvre que si l’on souhaite défendre le travail valable d’une personnalité discutable. Lorsque celui-ci est jugé comme négligeable, pourquoi donc défendrait-on un nul ? Gaultier et Le Roy se gardent pourtant bien de poser un quelconque jugement de valeur. Ils ont juste posé une loupe sur une période particulière (la dernière) de la vie d’un peintre "pas mal décrié mais, forcément, avec une histoire assez riche". Une histoire d’homme qui se cherche et qui fait très mauvaise impression. N’empêche qu’après "Gauguin", on a envie de rugir.
Gauguin Gaultier et Le Roy Le Lombard 88 pp., env. 20 €
A voir à La Gallery (Centre belge de la bande dessinée) : l’expo des planches (encrages en couleur en vis-à-vis). Jusqu’au 5 janvier 2014.