L’aventure inouïe d’un cœur

Le troisième roman de Maylis de Kerangal envoûte et enchante. "Réparer les vivants" raconte la transplantation d’un cœur.

Guy Duplat

Nous avions déjà beaucoup aimé ses deux précédents romans, "Naissance d’un pont" (Prix Médicis 2010) et "Tangente vers l’est". On retrouve dans "Réparer les vivants" toutes les qualités de Maylis de Kerangal. Son nouveau roman est un des meilleurs de cette rentrée de janvier.

L’écrivaine renouvelle sa rare et belle ambition. Par le sujet audacieux et peu commun comme par l’écriture ample et singulière. Elle déjà avait pu transformer le thème d’apparence ardu de la construction d’un pont en une aventure magnifique. La technique n’est que prétexte pour raconter comment vivent les hommes. Elle recommence ici, avec un thème aussi scientifique, mais aussi symbolique : la transplantation d’un cœur. Quand il s’agit, comme elle le dit, "d’enterrer les morts et de réparer les vivants".

Le pont était le symbole de ce qui relie les hommes entre eux. Avec le cœur, on touche à l’essence de la vie et de la mort. Maylis de Kerangal a la chance de publier son nouveau roman juste après l’annonce fracassante d’un premier cœur artificiel autonome implanté en France. Chaque année dans le monde, il y 3 800 cœurs greffés. En France, 4 200 personnes vivent toujours avec un cœur qui n’est pas le leur.

Derrière ces greffes, il y a une aventure scientifique de très haut niveau que Maylis de Kerangal raconte avec brio, nous plongeant dans les chambres d’urgence, auprès des équipes d’urgentistes et de chirurgie cardiaque qui doivent décider d’arrêter, découper, réimplanter en un temps très limité.

Mais il y a aussi la charge de symbolique du cœur. Le cœur qui s’arrête et qui signifie définitivement la mort, les battements qui indiquaient le siège des émotions, le lieu de l’amour possible pour ses proches. Et que veut encore dire que Juliette, l’amie de Simon, le donneur, était surnommé son "cœur", si Simon n’existe plus ?

Dostoïevski avait mis en garde les croyants contre la vision du Christ mort peint par Holbein. Il était si réaliste qu’en le voyant, ils risquaient de perdre la foi. Que dire alors de la présence de la vraie mort…

Et que signifiera pour une autre patiente menacée par un cœur à bout de course de devoir dorénavant vivre avec le cœur d’un inconnu ? Connaîtra-t-elle la peur "de l’intrusion d’un corps étranger dans le sien, et de devenir une chimère, de ne plus être elle-même". Elle souffre de ne jamais pouvoir dire merci à ce donneur inconnu et mort… Ni même connaître son nom.

Depuis la première transplantation d’un cœur humain par le professeur Christian Barnard au Cap, en 1967, l’opération est devenue presque de routine, de la plomberie humaine. Mais détrompez-vous. Le roman, haletant, montre qu’il s’agit toujours d’une prouesse inouïe.

La première révolution - philosophique autant que scientifique - eut lieu en 1959 lorsque les médecins ont acté que la mort pouvait être cérébrale alors que le cœur continuait à battre. Cela ouvrait la porte aux possibles dons d’organes sur des sujets morts mais dont on pouvait prélever le cœur, les reins, les poumons, le foie, comme c’est le cas dans le roman avec Simon. Le cœur n’étant plus le siège de la vie mais un organe comme un autre qui pouvait survivre à la mort du sujet.

Avec le cœur artificiel, on passe même à une étape suivante, "le cœur artificiel achève de purger l’organe de sa puissance symbolique", écrit Maylis de Kerangal. Mais malgré cela, le cœur restera toujours le siège battant de nos fantasmes, comme l’exprime l’artiste Christian Boltansky qui récolte à travers le monde, des dizaines de milliers d’enregistrements de battements de cœur qu’il entrepose sur une île magnifique au milieu de la mer du Japon.

Maylis de Kerangal a bien étudié son sujet et le rend passionnant en intégrant tous les différents métiers, toutes les étapes, depuis l’infirmière Cordelia, jusqu’au grand chef à Paris, le professeur Harfang et son assistant Virgilio. Tous les protagonistes, depuis les parents Marianne et Sean, jusqu’à Claire, la transplantée, avec les étapes de vérifications de compatibilités, les listes d’attente et de priorité.

Mais, surtout, cette transplantation qui se déroule en 24 heures (il ne peut y avoir que quatre heures entre le moment où le cœur est arrêté dans le corps du donneur et le moment où il redémarre dans celui du receveur), raconte aussi les destins croisés au hasard d’une dizaine d’hommes et de femmes aux profils psychologiques toujours très justes. On frémit avec eux quand les uns découvrent peu à peu la mort de leur jeune fils, tué après une matinée de surf sur les déferlantes océaniques. Tout un passé d’amour et de frictions resurgit. A-t-on assez aimé son fils ? Il y a l’infirmière qui a passé une nuit d’amour sauvage et se confronte à la mort après l’avoir été à Eros. La présence de la mort, la fragilité de la vie, soulèvent toutes les questions de l’existence et met en perspective les aléas d’une existence que Maylis de Kerangal raconte très humainement.

Le cœur, comme le faisait le pont dans son livre précédent, comme le Transsibérien dans "Tangente vers l’est", devient le symbole des défis du monde. De Kerangal a inventé un genre littéraire : placer la loupe sur une grande réalisation technique et symbolique et y voir la fourmilière humaine avec ses émotions, et son humanité écorchée.

On partage les émotions de ces parents meurtris ou les prouesses des équipes médicales, d’autant que l’écriture de Maylis de Kerangal est d’une beauté et d’une force particulières. Le cœur devient un enjeu lyrique, romantique. Et le lecteur est emporté par ses longues phrases, précises, surprenantes et torrentueuses à la fois. Si magnifiques avec les mots justes et les images qui surgissent de son roman comme des lucioles dans la nuit noire.

Réparer les vivants Maylis de Kerangal Verticales 280 pp., env. 18,90 €

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