Poison d’amour
Un monument d’empathie de Marc Lambron pour son jeune frère Philippe.
- Publié le 13-01-2014 à 05h37
- Mis à jour le 13-01-2014 à 12h18
Normalien, énarque, conseiller d’Etat, écrivain et critique littéraire, Marc Lambron (photo, 4 février 1957) a de nombreuses cordes à son violon. Mais tout cela ne lui aura pas rendu son petit frère, le seul d’ailleurs, mort à 34 ans le 17 juillet 1995 à l’hôpital de Villejuif. Victime d’une effroyable bombe à retardement, poison d’amour, surgie au mitan des années quatre-vingt, lors que la société de ce temps, en quête par tous les moyens d’une issue à la crise dite pétrolière de 1973, se mit soudain à s’emballer.
Une cynique épidémie, identifiée d’abord comme un "cancer gay" en provenance de Californie, bien qu’on lui trouvât bientôt aussi des racines en plein cœur de l’Afrique, se propageait soudain en Europe à la vitesse des transports aériens. Les grands docteurs diront que c’était une nouvelle maladie de civilisation, là où les moralisateurs et les culs-bénits verront un châtiment de Dieu.
C’est avec une infinie pudeur, et tout autant de délicatesse et de tendresse, que Marc Lambron souligne la figure de son jeune frère dans un texte magnifique - si le mot veut encore dire quelque chose -, rédigé peu après sa disparition. Ce frère, Philippe, vif et intelligent, dandy et primesautier, qui l’aura, par l’aveu de sa maladie en 1987, aidé à gravir les marches de l’écriture.
Pourquoi lui aura-t-il pourtant fallu près de vingt ans pour ainsi publier un écrit d’une rare qualité qui le porte encore plus haut, dans l’excellence, que ses ouvrages précédents ? Peut-être parce qu’en 2013, les manifestations contre le "mariage pour tous" s’étaient trouvées animées par une pasionaria sévèrement homophobe qui, des années durant, avait adoré un jeune homme qui se refusait à elle. Celui-là, qui se nommait Philippe Lambron, lui avait un jour répondu que le mariage entre eux se révélerait hélas impossible.
Philippe était homosexuel et, faute de connaître les risques encourus, vivait peut-être dangereusement. Mais à l’époque de sa contamination, les tests de diagnostic étaient encore inexistants, et il ne put se douter de quelque chose qu’à l’épreuve d’une espèce d’étrange mononucléose. Un mal dont il s’accommoderait pendant une douzaine d’années, avec courage et élévation, ce qui fait dire à l’auteur : "Ses médecins lui portaient l’estime qui va aux êtres à part : tout chez lui, jusqu’à l’angoisse, était éclairé d’une rare civilisation".
Jamais ici, Marc Lambron ne s’attarde à nommer la maladie, ni encore moins à déchiffrer les protocoles compassionnels. C’est sur la pointe des pieds et du bout des lèvres qu’il devine la souffrance de son cadet, l’enveloppant tout du long - lui et sa femme, la sage Sophie, devenue la confidente du "frangin" - d’une douce et profonde compréhension fraternelle que quatre ans d’écart à la naissance n’avaient pas toujours facilitée. Quand, lyonnais d’origine, l’un d’eux vers ses dix-huit ans émigra à Paris pour n’y redécouvrir qu’un frère inconnu quelques années plus tard. Résumant alors leurs goûts et tropismes différents d’un mot gentil : "C’était un nocturne. Je ne saurai jamais tout à fait quel visage de lui-même il allait chercher dans la nuit".
Les mots toujours légers, presque banals parfois, forment des phrases d’une inédite intensité. Et jamais, cependant, aucune pointe de mélo ou de pathos. Lambron, Marc, se contente jusqu’au bout de la plus sobre des simplicités pour rendre une merveilleuse vitalité sentimentale à la mémoire de son petit frère Philippe. Et pour lui dire à titre posthume, en décembre 1995, à l’heure d’achever cet inoubliable manuscrit : "Je reste sur la terre. Et toi tu marches dans le soleil".
Tu n’as pas tellement changé Marc Lambron Grasset 140 pp., env. 15 €