Et s’il n’était de pire violence que fratricide

Russell Jacoby, sur les brisées de René Girard, ressuscite Caïn et Abel. Freud aussi disait que les petites différences font les grandes guerres.

Eric de Bellefroid

L’œil était dans la tombe et regardait Caïn", ainsi Victor Hugo le magnifique ponctuait-il l’un des nombreux poèmes - "Conscience" - et non le moindre de "La Légende des siècles". Un épilogue qui, sans doute, jette l’un des ponts les plus éloquents entre la poésie et la psychanalyse. Et qui, en tout cas, aurait pu d’un trait, d’un seul, résumer le présent ouvrage de l’historien américain Russell Jacoby sur "Les Ressorts de la violence".

En l’occurrence, un brillant essai qui, lui-même, tisse des liens à peine inattendus entre Sigmund Freud et le philosophe René Girard, auteur du livre culte "La Violence et le sacré" (1972). Girard, professeur à l’université Stanford, qui mit tant de cœur et de conviction à soulever l’"hypothèse mimétique" en vertu de laquelle ce ne seraient pas tant les différences entre les humains que leurs propres ressemblances qui finiraient par les jeter les uns contre les autres.

"Caïn parla à son frère Abel", raconte la Genèse, "et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère et le tua." Telle fut l’histoire du premier meurtre commis dans le monde judéo-chrétien. Celle aussi, pour certains, du premier génocide de l’histoire. Quand une moitié de l’humanité se débarrassa de l’autre. Ce qui pourrait déjà tendre à prouver que les guerres civiles sont souvent plus cruelles que les conflits entre nations. La preuve, peut-être, par les massacres commis au Cambodge, en Bosnie ou au Rwanda, non par des étrangers, mais par des voisins. La religion elle-même, au temps de la Réforme, ne fut point avare en guerres fratricides. Témoin notamment, le massacre de la Saint-Barthélemy.

C’est en définitive en un érudit tour du monde de la violence que nous emmène Russell Jacoby à travers ce livre. À travers les régions, les pays, et les grands auteurs, de Stefan Zweig à Dostoïevski, de Jonathan Swift à Primo Levi, de Montaigne à Chateaubriand. De Thucydide à Tite-Live aussi, lequel nous initie au mythe fondateur des jumeaux Remus et Romulus.

Avec l’auteur, convenons-en, "nous voulons tous découvrir le ressort fondamental des massacres". Aussi, bien sûr, la lumière qu’il projette sur la question juive n’est pas la plus anecdotique. Citant la chercheuse Rosemary Ruether, spécialiste des débuts de l’antijudaïsme dans la chrétienté, il lui laisse décréter que la virulence particulière de l’antisémitisme chrétien doit être comprise comme une forme de rivalité familiale. Dérivant d’une fraternité religieuse dans laquelle chrétiens et juifs partageaient les mêmes symboles.

Il plut alors à certains de croire que Caïn le juif avait tué le chrétien Abel et que Dieu, pour le punir, marqua Caïn à jamais. Élie Wiesel lui-même en vint à soutenir que le meurtre d’Abel avait été le premier génocide de l’histoire. Même si, en ce temps-là, les chrétiens n’existaient pas encore… Mais il se trouva des textes populaires médiévaux qui disaient : "Dieu qui maudit Caïn, c’est Jésus-Christ qui maudit les Juifs".

Les Juifs, venons-y, immanquablement. Russell Jacoby consacre de nombreuses pages à décrire le Juif errant, névrosé, neurasthénique. Celui que tenta par exemple de cerner la France de Vichy, selon Darquier de Pellepoix. Ceux dont on pouvait penser qu’ils avaient un drôle de nez, de curieuses lèvres, d’étranges oreilles; sans parler du pénis. Et de revenir, dans la foulée, à Esaü et Jacob, les premiers jumeaux de l’Ancien Testament. Les deux frères qui, dès leurs premières années, divergèrent en tout point. Une gémellité querelleuse qui fit dire à Jérémie de ne se "fier à aucun frère, car tout frère s’y entend en mauvais tours".

C’est ici que, de René Girard, l’écrivain rejoint Sigmund Freud. Pour insinuer que "le double met en doute l’identité de l’original. Il effraie par son inquiétante similitude. Il est le moi perçu comme un étranger, un ‘autre’qui semble être le moi lui-même. Il présage également la mort. Se voir comme un autre, c’est avoir l’impression que son propre moi est mort". Et nous voici de nouveau en pleine rivalité mimétique. Où l’on désire au fond la ressemblance à l’autre sans être jamais capable de la supporter.

Freud, qui étudiera souvent le "narcissisme des petites différences", traitera sous le même prisme l’hostilité entre des groupes historiquement ou culturellement proches. Les petites différences semblent susciter davantage de colère que les grandes. A telle enseigne que les similitudes, bien plus que les dissemblances, engendrent la violence. Au point d’expliquer précisément la résurgence des conflits fratricides dans l’histoire humaine.

Et ce, qui ne laisse pas d’étonner, jusqu’au rapport entre l’homme et la femme. La crainte de la femme, perçue comme étrangère et hostile, illustrerait parfaitement ce clivage si fréquemment mal vécu entre les deux sexes. La grande guerre commencerait-elle donc par la peur du vagin denté, poliment nommée misogynie ?

Les Ressorts de la violence. Peur de l’autre ou peur du semblable ? / Russell Jacoby / traduit de l’américain par Karine Reignier-Guerre / Belfond 290 pp., env. 19 €

Vous êtes hors-ligne
Connexion rétablie...